11 mar 1902

Jean de La Fontaine - Les fables, livre 7 (1688 - 1694)

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AVERTISSEMENT

Voici un second recueil de fables que je présente au public; j'ai jugé à propos de donner à la plupart de celles-ci un air et un tour un peu différent de celui que j'ai donné aux premières, tant à cause de la différence des sujets, que pour remplir de plus de variété mon ouvrage. Les traits familiers que j'ai semés avec assez d'abondance dans ]es deux autres parties convenaient bien mieux aux inventions d'Esope, qu'à ces dernières, où j'en use plus sobrement, pour ne pas tomber en des répétitions: car le nombre de ces traits n'est pas infini. Il a donc fallu que j'aie cherché d'autres enrichissements, et étendu davantage les circonstances de ces récits, qui d'ailleurs me semblaient le demander de la sorte. Pour peu que le lecteur y prenne garde, il le reconnaîtra lui-même; ainsi je ne tiens pas qu'il soit nécessaire d'en étaler ici les raisons: non plus que de dire où j'ai puisé ces derniers sujets.
Seulement je dirai par reconnaissance que j'en dois la plus grande partie à Pilpay sage indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l'égard d'Esope; si ce n'est Esope lui-même sous le nom du sage Locman. Quelques autres m'ont fourni des sujets assez heureux. Enfin j'ai tâché de mettre en ces deux dernières parties toute la diversité dont j'étais capable. Il s'est glissé quelques fautes dans l'impression; j'en ai fait faire un errata; mais ce sont de légers remèdes pour un défaut considérable. Si on veut avoir quelque plaisir de la lecture de cet ouvrage, il faut que chacun fasse corriger ces fautes à la main dans son exemplaire, ainsi qu'elles sont marquées par chaque errata, aussi bien pour les deux premières parties, que pour les dernières.


À MME DE MONTESPAN

L'apologue est un don qui vient des immortels;
Ou si c'est un présent des hommes,
Quiconque nous l'a fait mérite des autels.
Nous devons tous tant que nous sommes
Ériger en divinité
Le Sage par qui fut ce bel art inventé.
C'est proprement un charrue: il rend l'âme attentive,
Ou plutôt il la tient captive,
Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les coeurs et les esprits.
Ô vous qui l'imitez, Olympe, si ma Muse
A quelquefois pris place à la table des Dieux,
Sur ses dons aujourd'hui daignez porter les yeux,
Favorisez les jeux où mon esprit s'amuse.
Le temps qui détruit tout, respectant votre appui
Me laissera franchir les ans dans cet ouvrage:
Tout auteur qui voudra vivre encore après lui
Doit s'acquérir votre suffrage.
C'est de vous que mes vers attendent tout leur prix:
II n'est beauté dans nos écrits
Dont vous ne connaissiez jusques aux moindres traces;
Eh qui connaît que vous les beautés et les grâces?
Paroles et regards, tout est chante dans vous.
Ma Muse en un sujet si doux. Voudrait s'étendre davantage;
Mais il faut réserver à d'autres cet emploi,
Et d'un plus grand maître que moi
Votre louange est le partage.
Olympe, c'est assez qu'à mon dernier ouvrage
Votre nom serve un jour de rempart et d'abri:
Protégez désormais le livre favori
Par qui j'ose espérer une seconde vie:
Sous vos seuls auspices, ces vers
Seront jugés malgré l'envie. Dignes des yeux de l'univers.
Je ne mérite pas une faveur si grande;
La fable en son nom la demande:
Vous savez quel crédit ce mensonge a sur nous;
S'il procure à mes vers le bonheur de vous plaire,
Je croirai lui devoir un temple pour salaire;
Mais je ne veux bâtir des temples que pour vous.

 

FABLE I
LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE

Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés:
On n'en voyait point d'occupés
A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie;
Ni Loups ni Renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie.
Les Tourterelles se fuyaient;
Plus d'amour, partant plus de joie.
Le Lion tint conseil, et dit: Mes chers amis,
Je crois que le Ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune;
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux,
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements:
Ne nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons
J'ai dévoré force moutons;
Que m'avaient-ils fait? Nulle offense:
Même il m'est arrivé quelquefois de manger
Le Berger.
Je me dévouerai donc, s'il le faut; mais je pense
Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi
Car on doit souhaiter selon toute justice
Que le plus coupable périsse.
Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi;
Vos scrupules font voir trop de délicatesse;
Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché? Non non. Vous leur fîtes Seigneur
En les croquant beaucoup d'honneur.
Et quant au Berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire.
Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir
Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples Mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L'Ane vint à son tour et dit: J'ai souvenance
Qu'en un pré de Moines passant,
La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots on cria haro sur le Baudet.
Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit Animal,
Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable
D'expier son forfait: on le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.

 

FABLE II
LE MAL MARIÉ

Que le bon soit toujours camarade du beau,
Dès demain je chercherai femme;
Mais comme le divorce entre eux n'est pas nouveau,
Et que peu de beaux corps hôtes d'une belle âme
Assemblent l'un et l'autre point,
Ne trouvez pas mauvais que je ne cherche point.
J'ai vu beaucoup d'Hymens, aucuns d'eux ne me tentent:
Cependant des humains presque les quatre parts
S'exposent hardiment au plus grand des hasards;
Les quatre parts aussi des humains se repentent.
J'en vais alléguer un qui, s'étant repenti,
Ne put trouver d'autre parti,
Que de renvoyer son Épouse
Querelleuse, avare, et jalouse.
Rien ne la contentait, rien n'était comme il faut:
On se levait trop tard, on se couchait trop tôt,
Puis du blanc, puis du noir, puis encore autre chose;
Les Valets enrageaient, l'Époux était à bout;
Monsieur ne songe à rien, Monsieur dépense tout,
Monsieur court, Monsieur se repose.
Elle en dit tant, que Monsieur, à la fin,
Lassé d'entendre un tel lutin,
Vous la renvoie à la campagne
Chez ses parents. La voilà donc compagne
De certaines Philis qui gardent les dindons
Avec les gardeurs de cochons.
Au bout de quelque temps qu'on la crut adoucie,
Le Mari la reprend: Eh bien! qu'avez-vous fait?
Comment passiez-vous votre vie?
L'innocence des champs est-elle votre fait?
Assez, dit-elle; mais ma peine
Était de voir les gens plus paresseux qu'ici;
Ils n'ont des troupeaux nul souci.
Je leur savais bien dire, et m'attirais la haine
De tous ces gens si peu soigneux.
Hé, madame, reprit son époux tout à l'heure,
Si votre esprit est si hargneux
Que le monde qui ne demeure
Qu'un moment avec vous, et ne revient qu'au soir,
Est déjà lassé de vous voir,
Que feront des Valets qui toute la journée
Vous verront contre eux déchaînée?
Et que pourra faire un Époux
Que vous voulez qui soit jour et nuit avec vous?
Retournez au village: adieu. Si de ma vie
Je vous rappelle, et qu'il m'en prenne envie,
Puissé-je chez les morts avoir pour mes péchés
Deux femmes comme vous sans cesse à mes côtés.

 

FABLE III
LE RAT QUI S'EST RETIRÉ DU MONDE

Les Levantins en leur légende
Disent qu'un certain Rat las des soins d'ici-bas,
Dans un fromage de Hollande
Se retira loin du tracas.
La solitude était profonde,
S'étendant partout à la ronde.
Notre effrite nouveau subsistait là-dedans.
Il fit tant de pieds et de dents
Qu'en peu de jours il eut au fond de l'ermitage
Le vivre et le couvert: que faut-il davantage?
Il devint gros et gras; Dieu prodigue ses biens
A ceux qui font voeu d'être siens.
Un jour au dévot personnage
Des députés du peuple Rat
S'en vinrent demander quelque aumône légère:
Ils allaient en terre étrangère
Chercher quelque secours contre le peuple chat;
Ratopolis était bloquée:
On les avait contraints de partir sans argent,
Attendu l'état indigent
De la République attaquée.
Ils demandaient fort peu, certains que le secours
Serait prêt dans quatre ou cinq jours.
Mes amis, dit le Solitaire,
Les choses d'ici-bas ne me regardent plus:
En quoi peut un pauvre Reclus
Vous assister? que peut-il faire,
Que de prier le Ciel qu'il vous aide en ceci?
J'espère qu'il aura de vous quelque souci.
Ayant parlé de cette sorte,
Le nouveau Saint ferma sa porte.
Qui désignai-je, à votre avis,
Par ce Rat si peu secourable?
Un Moine? Non, mais un Dervis:
Je suppose qu'un Moine est toujours charitable.

 

FABLE IV
LE HÉRON
LA FILLE

Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où
Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.
Il côtoyait une rivière.
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours;
Ma commère la Carpe y faisait mille tours
Avec le Brochet son compère.
Le Héron en eût fait aisément son profit:
Tous approchaient du bord, l'Oiseau n'avait qu'à prendre;
Mais il crut mieux faire d'attendre
Qu'il eût un peu plus d'appétit.
Il vivait de régime, et mangeait à ses heures.
Après quelques moments l'appétit vint; l'Oiseau
S'approchant du bord vit sur l'eau
Des Tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas; il s'attendait à mieux.
Et montrait un goût dédaigneux
Comme le Rat du bon Horace.
Moi des Tanches? dit-il, moi Héron que je fasse
Une si pauvre chère? Et pour qui me prend-on?
La Tanche rebutée, il trouva du Goujon.
Du Goujon! c'est bien là le dîné d'un Héron!
J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise!
Il l'ouvrit pour bien moins: tout alla de façon
Qu'il ne vit plus aucun Poisson.
La faim le prit; il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un Limaçon.
Ne soyons pas si difficiles:
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles:
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner;
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris; ce n'est pas aux Hérons
Que je parle; écoutez, humains, un autre conte;
Vous venez que chez vous j'ai puisé ces leçons.
Certaine Fille un peu trop fière
Prétendait trouver un mari
Jeune, bien fait, et beau, d'agréable manière,
Point froid et point jaloux; notez ces deux points-ci.
Cette Fille voulait aussi
Qu'il eût du bien, de la naissance,
De l'esprit, enfin tout; mais qui peut tout avoir?
Le Destin se montra soigneux de la pourvoir:
Il vint des partis d'importance.
La Belle les trouva trop chétifs de moitié.
Quoi moi? quoi ces gens-là? l'on radote, je pense.
A moi les proposer! hélas ils font pitié.
Voyez un peu la belle espèce!
L'un n'avait en l'esprit nulle délicatesse;
L'autre avait le nez fait de cette façon-là;
C'était ceci, c'était cela,
C'était tout; car les précieuses
Font dessus tout les dédaigneuses.
Après les bons partis les médiocres gens
Vinrent se mettre sur les rangs.
Elle de se moquer. Ah vraiment, je suis bonne
De leur ouvrir la porte: ils pensent que je suis
Fort en peine de ma personne.
Grâce à Dieu je passe les nuits
Sans chagrin, quoique en solitude.
La Belle se sut gré de tous ces sentiments.
L'âge la fit déchoir; adieu tous les amants.
Un an se passe et deux avec inquiétude.
Le chagrin vient ensuite: elle sent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques Jeux, puis l'Amour;
Puis ses traits choquer et déplaire;
Puis cent sortes de fards.
Ses soins ne purent faire. Qu'elle échappât au temps, cet insigne larron:
Les ruines d'une maison. Se peuvent réparer; que n'est cet avantage
Pour les ruines du visage! Sa préciosité changea lors de langage.
Son miroir lui disait: Prenez vite un mari.
Je ne sais quel désir le lui disait aussi;
Le désir peut loger chez une précieuse.
Celle-ci fit un choix qu'on n'aurait jamais cru,
Se trouvant à la fin tout aise et tout heureuse
De rencontrer un malotru.

 

FABLE V
LES SOUHAITS

Il est au Mogol des Follets
Qui font office de Valets,
Tiennent la maison propre, ont soin de l'équipage,
Et quelquefois du jardinage.
Si vous touchez à leur ouvrage,
Vous gâtez tout. Un d'eux près du Gange autrefois
Cultivait le jardin d'un assez bon Bourgeois.
Il travaillait sans bruit, avait beaucoup d'adresse,
Aimait le maître et la maîtresse,
Et le jardin surtout. Dieu sait si les Zéphyrs
Peuple ami du Démon l'assistaient dans sa tâche
Le Follet de sa part travaillant sans relâche
Comblait ses hôtes de plaisirs.
Pour plus de marques de son zèle
Chez ces gens pour toujours il se fût arrêté,
Nonobstant la légèreté
A ses pareils si naturelle;
Mais ses confrères les Esprits
Firent tant que le chef de cette république,
Par caprice ou par politique,
Le changea bientôt de logis.
Ordre lui vient d'aller au fond de la Norvège
Prendre le soin d'une maison
En tout temps couverte de neige;
Et d'Indou qu'il était on vous le fait Lapon.
Avant que de partir l'Esprit dit à ses hôtes:
On m'oblige de vous quitter:
Je ne sais pas pour quelles fautes;
Mais enfin il le faut, je ne puis arrêter
Qu'un temps fort court, un mois, peut-être une semaine.
Employez-la; formez trois souhaits, car je puis
Rendre trois souhaits accomplis;
Trois sans plus. Souhaiter, ce n'est pas une peine
Étrange et nouvelle aux humains.
Ceux-ci pour premier voeu demandent l'abondance;
Et l'abondance à pleines mains
Verse en leurs coffres la finance,
En leurs greniers le blé, dans leurs caves les vins;
Tout en crève. Comment ranger cette chevance?
Quels registres, quels soins, quel temps il leur fallut!
Tous deux sont empêchés si jamais on le fut.
Les voleurs contre eux complotèrent;
Les grands Seigneurs leur empruntèrent;
Le Prince les taxa. Voilà les pauvres gens
Malheureux par trop de fortune.
Ôtez-nous de ces biens l'affluence importune,
Dirent-ils l'un et l'autre; heureux ]es indigents!
La pauvreté vaut mieux qu'une telle richesse.
Retirez-vous, trésors, fuyez; et toi, Déesse,
Mère du bon esprit, compagne du repos,
Ô médiocrité, reviens vite. A ces mots,
La médiocrité revient; on lui fait place;
Avec elle ils rentrent en grâce,
Au bout de deux souhaits étant aussi chanceux
Qu'ils étaient, et que sont tous ceux
Qui souhaitent toujours, et perdent en chimères
Le temps qu'ils feraient mieux de mettre à leurs affaires.
Le Follet en rit avec eux.
Pour profiter de sa largesse,
Quand il voulut partir, et qu'il fut sur le point,
Ils demandèrent la sagesse;
C'est un trésor qui n'embarrasse point.

 

FABLE VI
LA COUR DU LION

Sa Majesté Lionne un jour voulut connaître
De quelles nations le Ciel l'avait fait maître.
Il manda donc par Députés
Ses Vassaux de toute nature,
Envoyant de tous les côtés
Une circulaire écriture,
Avec son sceau. L'écrit portait
Qu'un mois durant le Roi tiendrait
Cour plénière, dont l'ouverture
Devait être un fort grand festin,
Suivi des tours de Fagotin.
Par ce trait de magnificence
Le Prince à ses sujets étalait sa puissance.
En son Louvre il les invita.
Quel Louvre! un vrai charnier, dont l'odeur se porta
D'abord au nez des gens. L'Ours boucha sa narine:
Il se fût bien passé de faire cette mine,
Sa grimace déplut. Le Monarque irrité
L'envoya chez Pluton faire le dégoûté.
Le Singe approuva fort cette sévérité;
Et flatteur excessif il loua la colère
Et la griffe du Prince, et l'antre, et cette odeur:
Il n'était ambre, il n'était fleur
Qui ne fût ail au prix. Sa sotte flatterie
Eut un mauvais succès, et fut encore punie.
Ce Monseigneur du Lion-là
Fut parent de Caligula.
Le Renard étant proche: Or çà, lui dit le Sire,
Que sens-tu? dis-le-moi : parle sans déguiser.
L'autre aussitôt de s'excuser,
Alléguant un grand rhume: il ne pouvait que dire
Sans odorat; bref il s'en tire.
Ceci vous sert d'enseignement:
Ne soyez à la Cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère;
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.

 

FABLE VII
LES VAUTOURS ET LES PIGEONS

Mars autrefois mit tout l'air en émûte.
Certain sujet fit naître la dispute
Chez les Oiseaux; non ceux que le Printemps
Mène à sa cour, et qui sous la feuillée
Par leur exemple et leurs sons éclatants
Font que Vénus est en nous réveillée;
Ni ceux encore que la Mère d'Amour
Met à son char: mais le peuple Vautour
Au bec retors, à la tranchante serre,
Pour un chien mort se fit, dit-on, la guerre.
Il plut du sang; je n'exagère point.
Si je voulais conter de point en point
Tout le détail, je manquerais d'haleine.
Maint chef périt, maint héros expira;
Et sur son roc Prométhée espéra
De voir bientôt une fin à sa peine.
C'était plaisir d'observer leurs efforts;
C'était pitié de voir tomber les morts.
Valeur, adresse, et ruses, et surprises,
Tout s'employa: les deux troupes éprises
D'ardent courroux n'épargnaient nuls moyens
De peupler l'air que respirent les ombres:
Tout élément remplit de citoyens
Le vaste enclos qu'ont les royaumes sombres.
Cette fureur mit la compassion
Dans les esprits d'une autre nation
Au col changeant, au coeur tendre et fidèle.
Elle employa sa médiation
Pour accorder une telle querelle.
Ambassadeurs par le peuple Pigeon
Furent choisis, et si bien travaillèrent,
Que les Vautours plus ne se chamaillèrent.
Ils firent trêve, et la paix s'ensuivit:
Hélas! ce fut aux dépens de la race
A qui la leur aurait dû rendre grâce.
La gent maudite aussitôt poursuivit
Tous les Pigeons, en fit ample carnage,
En dépeupla les bourgades, les champs.
Peu de prudence eurent les pauvres gens,
D'accommoder un peuple si sauvage.
Tenez toujours divisés les méchants;
La sûreté du reste de la terre
Dépend de là: semez entre eux la guerre,
Ou vous n'aurez avec eux nulle paix.
Ceci soit dit en passant; je me tais.

 

FABLE VIII
LE COCHE ET LA MOUCHE

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts Chevaux tiraient un Coche.
Femmes, Moine, Vieillards, tout était descendu.
L'attelage suait, soufflait, était rendu.
Une Mouche survient, et des Chevaux s'approche;
Prétend les animer par son bourdonnement;
Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment
Qu'elle fait aller la machine,
S'assied sur le timon, sur le nez du Cocher;
Aussitôt que le char chemine,
Et qu'elle voit les gens marcher,
Elle s'en attribue uniquement la gloire;
Va, vient, fait l'empressée; il semble que ce soit
Un Sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La Mouche en ce commun besoin
Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin;
Qu'aucun n'aide aux Chevaux à se tirer d'affaire.
Le Moine disait son bréviaire;
Il prenait bien son temps! une femme chantait;
C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait!
Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail le Coche arrive au haut.
Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt:
J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S'introduisent dans les affaires:
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés.

 

FABLE IX
LA LAITIÈRE ET LE POT AU LAIT

Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et courte vêtue elle allait à grands pas;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l'argent,
Achetait un cent d'oeufs, faisait triple couvée;
La chose allait à bien par son soin diligent.
Il m'est, disait-elle, facile
D'élever des poulets autour de ma maison:
Le Renard sera bien habile,
S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s'engraisser coûtera peu de son;
Il était quand je l'eus de grosseur raisonnable;
J'aurai le revendant de l'argent bel et bon;
Et qui m'empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau?
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée;
La Dame de ces biens, quittant d'un oeil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s'excuser à son mari
En grand danger d'être battue.
Le récit en farce en fut fait;
On l'appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne?
Qui ne fait châteaux en Espagne?
Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous?
Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux:
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes:
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi;
Je m'écarte, je vais détrôner le Sophi;
On m'élit Roi, mon peuple m'aime;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant:
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même
Je suis gros Jean comme devant.

 

FABLE X
LE CURÉ ET LE MORT

Un mort s'en allait tristement
S'emparer de son dernier gîte;
Un Curé s'en allait gaiement
Enterrer ce mort au plus vite.
Notre défunt était en carrosse porté,
Bien et dûment empaqueté,
Et vêtu d'une robe, hélas! qu'on nomme bière,
Robe d'hiver, robe d'été,
Que les morts ne dépouillent guère.
Le Pasteur était à côté,
Et récitait à l'ordinaire
Maintes dévotes oraisons,
Et des psaumes et des leçons,
Et des versets et des répons:
Monsieur le Mort, laissez-nous faire,
On vous en donnera de toutes les façons;
Il ne s'agit que du salaire.
Messire Jean chouart couvait des yeux son mort,
Comme si l'on eût dû lui ravir ce trésor,
Et des regards semblait lui dire:
Monsieur le Mort, j'aurai de vous
Tant en argent, et tant en cire,
Et tant en autres menus coûts.
Il fondait là-dessus l'achat d'une feuillette
Du meilleur vin des environs;
Certaine nièce assez propette
Et sa chambrière Pâquette
Devaient avoir des cotillons.
Sur cette agréable pensée
Un heurt survient, adieu le char.
Voilà Messire Jean Chouart
Qui du choc de son mort a la tête cassée:
Le Paroissien en plomb entraîne son Pasteur;
Notre Curé suit son Seigneur;
Tous deux s'en vont de compagnie.
Proprement toute notre vie
le curé Chouart, qui sur son mort comptait,
Et la fable du Pot au lait.

 

FABLE XI
L'HOMME QUI COURT APRÈS LA FORTUNE
ET L'HOMME QUI L'ATTEND DANS SON LIT

Qui ne court après la Fortune?
Je voudrais être en lieu d'où je pusse aisément
Contempler la foule importune
De ceux qui cherchent vainement
Cette fille du sort de Royaume en Royaume,
Fidèles courtisans d'un volage fantôme.
Quand ils sont près du bon moment,
L'inconstante aussitôt à leurs désirs échappe:
Pauvres gens, je les plains, car on a pour les fous
Plus de pitié que de courroux.
Cet homme, disent-ils, était planteur de choux,
Et le voilà devenu Pape:
Ne le valons-nous pas? Vous valez cent fois mieux;
Mais que vous sert votre mérite?
La Fortune a-t-elle des yeux?
Et puis la papauté vaut-elle ce qu'on quitte,
Le repos, le repos, trésor si précieux
Qu'on en faisait jadis le partage des Dieux
Rarement la Fortune à ses hôtes le laisse.
Ne cherchez point cette Déesse,
Elle vous cherchera; son sexe en use ainsi.
Certain couple d'Amis en un bourg établi,
Possédait quelque bien: l'un soupirait sans cesse
Pour la Fortune; il dit à l'autre un jour:
Si nous quittions notre séjour?
Vous savez que nul n'est prophète
En son pays: cherchons notre aventure ailleurs.
Cherchez, dit l'autre Ami, pour moi je ne souhaite
Ni climats ni destins meilleurs.
Contentez-vous; suivez votre humeur inquiète;
Vous reviendrez bientôt. Je fais voeu cependant
De dormir en vous attendant.
L'ambitieux, ou si l'on veut, l'avare,
S'en va par voie et par chemin.
Il arriva le lendemain
En un lieu que devait la Déesse bizarre
Fréquenter sur tout autre; et ce lieu, c'est la cour.
Là donc pour quelque temps il fixe son séjour,
Se trouvant au coucher, au lever, à ces heures
Que l'on sait être les meilleures;
Bref, se trouvant à tout, et n'arrivant à rien.
Qu'est ceci? ce dit-il; cherchons ailleurs du bien.
La Fortune pourtant habite ces demeures.
Je la vois tous les jours entrer chez celui-ci,
Chez celui-là; d'où vient qu'aussi
Je ne puis héberger cette capricieuse?
On me l'avait bien dit, que des gens de ce lieu
L'on n'aime pas toujours l'humeur ambitieuse.
Adieu, messieurs de cour; messieurs de cour, adieu:
Suivez jusques au bout une ombre qui vous flatte.
La Fortune a, dit-on, des temples à Surate;
Allons là. Ce fut un de dire et s'embarquer.
Âmes de bronze, humains, celui-là fut sans doute
Armé de diamant, qui tenta cette route,
Et le premier osa l'abîme défier.
Celui-ci pendant son voyage
Tourna les yeux vers son village
Plus d'une fois, essuyant les dangers
Des pirates, des vents, du calme et des rochers,
Ministres de la mort. Avec beaucoup de peines,
On s'en va la chercher en des rives lointaines,
La trouvant assez tôt sans quitter la maison.
L'homme arrive au Mogol; on lui dit qu'au Japon
La Fortune pour lors distribuait ses grâces.
Il y court: les mers étaient lasses
De le porter; et tout le fruit
Qu'il tira de ses longs voyages,
Ce fut cette leçon que donnent les sauvages:
Demeure en ton pays, par la nature instruit.
Le Japon ne fut pas plus heureux à cet homme
Que le Mogol l'avait été;
Ce qui lui fit conclure en somme,
Qu'il avait à grand tort son village quitté.
Il renonce aux courses ingrates,
Revient en son pays, voit de loin ses pénates,
Pleure de joie, et dit: Heureux qui vit chez soi;
De régler ses désirs faisant tout son emploi.
Il ne sait que par ouïr-dire
Ce que c'est que la cour, la mer, et ton empire,
Fortune, qui nous fais passer devant les yeux
Des dignités, des biens, que jusqu'au bout du monde
On suit, sans que l'effet aux promesses réponde.
Désormais je ne bouge, et ferai cent fois mieux.
En raisonnant de cette sorte
Et contre la Fortune ayant pris ce conseil,
Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.

 

FABLE XII
LES DEUX COQS

Deux Coqs vivaient en paix; une Poule survint,
Et voilà la guerre allumée.
Amour, tu perdis Troie; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée,
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe teint.
Longtemps entre nos Coqs le combat se maintint.
Le bruit s'en répandit par tout le voisinage.
La gent qui porte crête au spectacle accourut.
Plus d'une Hélène au beau plumage
Fut le prix du vainqueur; le vaincu disparut.
Il alla se cacher au fond de sa retraite,
Pleura sa gloire et ses amours,
Ses amours qu'un rival tout fier de sa défaite
Possédait à ses yeux. Il voyait tous les jours
Cet objet rallumer sa haine et son courage.
Il aiguisait son bec, battait l'air et ses flancs,
Et s'exerçant contre les vents
S'armait d'une jalouse rage.
Il n'en eut pas besoin. Son vainqueur sur les toits
S'alla percher, et chanter sa victoire.
Un Vautour entendit sa voix:
Adieu les amours et la gloire.
Tout cet orgueil périt sous l'ongle du Vautour.
Enfin, par un fatal retour,
Son rival autour de la Poule
S'en revint faire le coquet:
Je laisse à penser quel caquet,
Car il eut des femmes en foule.
La Fortune se plaît à faire de ces coups;
Tout vainqueur insolent à sa perte travaille.
Défions-nous du sort, et prenons garde à nous,
Après le gain d'une bataille.

 

FABLE XIII
L'INGRATITUDE
ET L'INJUSTICE DES HOMMES
ENVERS LA FORTUNE

Un Trafiquant sur mer par bonheur s'enrichit.
Il triompha des vents pendant plus d'un voyage,
Gouffre, banc, ni rocher, n'exigea de péage
D'aucun de ses ballots; le sort l'en affranchit.
Sur tous ses compagnons Atropos et Neptune
Recueillirent leur droit, tandis que la Fortune
Prenait soin d'amener son Marchand à bon port.
Facteurs, associés, chacun lui fut fidèle.
Il vendit son tabac, son sucre, sa cannelle
Ce qu'il voulut, sa porcelaine encore.
Le luxe et la folie enflèrent son trésor;
Bref il plut dans son escarcelle.
On ne parlait chez lui que par doubles ducats.
Et mon homme d'avoir chiens, chevaux et carrosses.
Ses jours de jeûne étaient des noces.
Un sien ami, voyant ces somptueux repas,
Lui dit: Et d'où vient donc un si bon ordinaire?
Et d'où me viendrait-il que de mon savoir-faire?
Je n'en dois rien qu'à moi, qu'à mes soins, qu'au talent
De risquer à propos, et bien placer l'argent.
Le profit lui semblant une fort douce chose,
Il risqua de nouveau le gain qu'il avait fait:
Mais rien, pour cette fois, ne lui vint à souhait.
Son imprudence en fut la cause.
Un vaisseau mal frété périt au premier vent,
Un autre mal pourvu des armes nécessaires
Fut enlevé par les Corsaires.
Un troisième au port arrivant,
Rien n'eut cours ni débit. Le luxe et la folie
N'étaient plus tel; qu'auparavant.
Enfin ses facteurs le trompant,
Et lui-même ayant fait grand fracas, chère lie,
Mis beaucoup en plaisirs, en bâtiments beaucoup,
II devint pauvre tout d'un coup.
Son ami le voyant en mauvais équipage,
Lui dit: D'où vient cela? De la Fortune, hélas !
Consolez-vous, dit l'autre, et s'il ne lui plaît pas
Que vous soyez heureux, tout au moins soyez sage.
Je ne sais s'il crut ce conseil;
Mais je sais que chacun impute en cas pareil
Son bonheur à son industrie,
Et si de quelque échec notre faute est suivie,
Nous disons injures au sort.
Chose n'est ici plus commune:
Le bien nous le faisons, le mal c'est la Fortune,
On a toujours raison, le destin toujours tort.

 

FABLE XIV
LES DEVINERESSES

C'est souvent du hasard que naît l'opinion;
Et c'est l'opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états; tout est prévention,
Cabale, entêtement, point ou peu de justice:
C'est un torrent; qu'y faire? il faut qu'il ait son cours,
Cela fut et sera toujours.
Une femme à Paris faisait la Pythonisse.
On l'allait consulter sur chaque événement;
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l'on désirait.
Son fait consistait en adresse.
Quelques termes de l'art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait:
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passait pour un oracle.
L'oracle était logé dedans un galetas.
Là cette femme emplit sa bourse,
Et sans avoir d'autre ressource,
Gagne de quoi donner un rang à son mari,
Elle achète un office, une maison aussi.
Voilà le galetas rempli
D'une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros messieurs, tout enfin,
Allait comme autrefois demander son destin:
Le galetas devint l'antre de la Sibylle.
L'autre femelle avait achalandé ce lieu.
Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire
Moi Devine! on se moque; eh messieurs, sais-je lire?
Je n'ai jamais appris que ma croix de par Dieu.
Point de raison; fallut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner malgré soi plus que deux Avocats.
Le meuble et l'équipage aidaient fort à la chose:
Quatre sièges boiteux, un manche de balai,
Tout sentait son sabbat, et sa métamorphose:
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s'en serait moqué; la vogue était passée
Au galetas; ii avait le crédit:
L'autre femme se morfondit.
L'enseigne fait la chalandise.
J'ai vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner gros: les gens l'avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants; demandez-moi pourquoi.

 

FABLE XV
LE CHAT,
LA BELETTE ET LE PETIT LAPIN

Du palais d'un jeune Lapin
Dame Belette un beau matin
S'empara: c'est une rusée.
Le Maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour
Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu'il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Janot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
Ô Dieux hospitaliers, que vois-je ici paraître?
Dit l'animal chassé du paternel logis:
Ô là, madame la Belette,
Que l'on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les Rats du pays.
La Dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C'était un beau sujet de guerre
Qu'un logis où lui-même il n'entrait qu'en rampant.
Et quand ce serait un royaume
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l'octroi
A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu'à Paul, plutôt qu'à moi.
Jean Lapin allégua la coutume et l'usage.
Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui de père en fils,
L'ont de Pierre à Simon puis à moi Jean transmis.
Le premier occupant est-ce une loi plus sage?
Or bien sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis.
C'était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un Chat faisant la chattemite,
Un saint homme de Chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l'agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit: Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause.
L'un et l'autre approcha ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu'à portée il vit les contestants,
Grippeminaud le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu'ont parfois
Les petits Souverains se rapportants aux Rois.

 

FABLE XVI
LA TÊTE ET LA QUEUE DU SERPENT

Le Serpent a deux parties
Du genre humain ennemies,
Tête et Queue; et toutes deux
Ont acquis un nom fameux
Auprès des Parques cruelles;
Si bien qu'autrefois entre elles
Il survint de grands débats
Pour le pas.
La Tête avait toujours marché devant la Queue.
La Queue au Ciel se plaignit,
Et lui dit:
Je fais mainte et mainte lieue,
Comme il plaît à celle-ci.
Croit-elle que toujours j'en veuille user ainsi?
Je suis son humble servante.
On m'a faite, Dieu merci,
Sa soeur, et non sa suivante.
Toutes deux de même sang,
Traitez-nous de même sorte:
Aussi bien qu'elle je porte
Un poison prompt et puissant.
Enfin voilà ma requête:
C'est à vous de commander;
Qu'on me laisse précéder
A mon tour ma soeur la Tête.
Je la conduirai si bien,
Qu'on ne se plaindra de rien.
Le Ciel eut pour ces voeux une bonté cruelle.
Souvent sa complaisance a de méchants effets.
Il devrait être sourd aux aveugles souhaits.
Il ne le fut pas lors: et la guide nouvelle,
Qui ne voyait au grand jour
Pas plus clair que dans un four,
Donnait tantôt contre un marbre,
Contre un passant, contre un arbre.
Droit aux ondes du Styx elle mena sa soeur.
Malheureux les États tombés dans son erreur.

 

FABLE XVII
UN ANIMAL DANS LA LUNE

Pendant qu'un Philosophe assure,
Que toujours par leurs sens les hommes sont dupés,
Un autre Philosophe jure,
Qu'ils ne nous ont jamais trompés.
Tous les deux ont raison; et la Philosophie
Dit vrai, quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront;
Mais aussi si l'on rectifie
L'image de l'objet sur son éloignement,
Sur le milieu qui l'environne,
Sur l'organe, et sur l'instrument,
Les sens ne tromperont personne.
La nature ordonna ces choses sagement:
J'en dirai quelque jour les raisons amplement.
J'aperçois le soleil; quelle en est la figure?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour:
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l'oeil de la nature?
Sa distance me fait juger de sa grandeur;
Sur l'angle et les côtés ma main la détermine;
L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âtre en toute occasion
Développe le vrai caché sous l'apparence.
Je ne suis point d'intelligence
Avec mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille tente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ira raison le redresse,
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la lune.
Y peut-elle être? Non. D'où vient donc cet objet?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La lune nulle part n'a sa surface unie:
Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie,
L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un homme, un boeuf, un éléphant.
Naguère l'Angleterre y vit chose pareille.
La lunette placée, un animal nouveau
Parut dans cet astre si beau;
Et chacun de crier merveille.
Il était arrivé là-haut un changement
Qui présageait sans doute un grand événement.
Savait-on si la guerre entre tant de puissances
N'en était point l'effet? le Monarque accourut:
II favorise en Roi ces hautes connaissances.
Le Monstre dans la lune à Son tour lui parut.
C'était une Souris cachée entre les verres:
Dans la lunette était la source de ces guerres.
On en rit. Peuple heureux, quand pourront les François
Se donner comme vous entiers à ces emplois?
Mars nous fait recueillir d'amples moissons de gloire:
C'est à nos ennemis de craindre les combats,
A nous de les chercher, certains que la victoire
Amante de Louis suivra partout ses pas.
Ses lauriers nous rendront célèbres dans l'histoire.
Même les filles de Mémoire
Ne nous ont point quittés: nous goûtons des plaisirs:
La paix fait nos souhaits, et non point nos soupirs.
Charles en sait jouir. Il saurait dans la guerre
Signaler sa valeur, et mener l'Angleterre
A ces jeux qu'en repos elle voit aujourd'hui.
Cependant, s'il pouvait apaiser la querelle,
Que d'encens! Est-il rien de plus digne de lui?
La carrière d'Auguste a-t-elle été moins belle
Que les fameux exploits du premier des Césars?
Ô peuple trop heureux, quand la paix viendra-t-elle
Nous rendre comme vous tout entiers aux beaux-arts?

 

Figures marquantes de France: