André Mareschal - Préface de la «La Généreuse Allemande» (1631)
Submitted by Anonyme (non vérifié)Qu’on ne s’étonne point que j’aie remis en ce lieu les raisons que j’ai à donner sur cet ouvrage, pour en justifier ensemble et les moindres parties et tout le dessein.
J’ai laissé lire expressément la première Journée, afin qu’on pût en reconnaître les défauts, avant que je les disse ; et comme il est de la nature et de l’ordre des choses de pécher avant que de s’en confesser, je prétends aussi que ma confession me serve d’excuse, et que la raison qui ne peut faillir tienne partie en mon erreur. Je parle hardiment, et de la même sorte que j’ai bien osé commettre un crime contre les maximes de l’ancienne poésie, qui se plaindra que je viole avec effronterie de certaines lois pour le théâtre, que les plus doux esprits ont révérées, et que les plus forts ont reçues [?]
Toutefois, quelque plainte qu’elle fasse, je ne saurais me repentir d’un péché que je trouve raisonnable, et n’ai pas voulu me restreindre à ces étroites bornes ni du lieu, ni du temps, ni de l’action, qui sont les trois points principaux que regardent les règles des Anciens. Qu’ils me soutiennent que le sujet de théâtre doit être un en l’action, c’est-à-dire être simple en son événement, et ne recevoir d’incidents qui ne tendent tous à un seul effet d’une personne seule, je leur déclarerai que le mien en a deux diverses.
Qu’ils soutiennent encore que la scène ne connaît qu’un lieu, et que pour faire quelque rapport du spectacle aux spectateurs qui ne remuent point, elle n’en peut sortir qu’en même temps elle ne sorte aussi de la raison, j’avouerai que la mienne du commencement et pendant les deux premiers actes est en la ville de Prague, et presque tout le reste en celle d’Aule, en un mot qu’elle passe de Bohême en Silésie.
De plus, qu’ils jurent qu’un sujet, pour être juste, ne doit contenir d’actions qui s’étendent au delà d’un jour, et qui ne puissent avoir été faites entre deux soleils; je ne suis pas pour cela prêt à croire que celles que j’ai décrites, et qui sont véritables, pour avoir franchi ces limites aient plus mauvaise grâce. Si l’on ne trouve que ces fautes dans mes deux poèmes, je n’en rougirai point, puisque ce sont des vices agréables quand ils sont dans un bon ordre, et qu’ils ne jettent point un sujet dedans la confusion. Et c’est, à mon avis, ce qu’ont voulu éviter les Anciens par tant de règles ; mais ils se sont montrés encore plus sévères que subtils, employant cette rigueur contre eux-mêmes, qui souvent de peur de rendre un sujet confus le mettent à la gêne.
Que donc l’on n’espère pas que je soutienne autrement une pièce que j’avoue irrégulière, qu’en publiant que c’est une faute ingénieuse et préméditée que j’ai voulu faire par d’autres règles plus sensibles et plus fortes qui m’obligent davantage, qui sont celles du devoir et de l’amitié. Il me fallait être mauvais ami, pour paraître ici bon poète, et quitter la philosophie des honnêtes gens, qui est la plus solide et la plus juste, pour suivre celle qui n’a point de corps, et qui n’est qu’en l’imagination.
Pour moi qui ne m’arrête pas volontiers à des songes ridicules, et qui ne saurais mettre de fondement sur des rêveries, je traite dans ces vers une histoire aussi véritable qu’elle est belle et glorieuse, et n’ai pas voulu laisser à la conscience seule des témoins, qui vivent encore et la savent, la plus agréable partie des effets que la sévérité des règles m’eût obligé de couper.
L’honneur qu’on doit généralement à la vérité, et celui que j’ai voué de particulier à ce seigneur, qui tire sa naissance de la fin de cette histoire et qui l’achève encore tous les jours par la plus noble vie qu’Aristandre pouvait souhaiter à un si digne successeur, m’ont demandé également ces circonstances nécessaires à l’intelligence et à la beauté de la pièce, qu’un autre que moi plus exact et moins considéré eût retranchées pour habiller à l’antique un sujet de ce temps.
La poésie, que j’estime et que je tiens être une chose fort honnête, ne me forcera jamais d’en faire une qui ne la soit point ; et le respect que je porte aux Anciens ne me dispense pas de celui que je dois à Aristandre, ou du moins à ce généreux seigneur, qui en est la vivante image aussi bien que le fils. J’honore la mémoire des premiers ; mais ils me permettront de n’oublier rien de tout ce qui peut servir à relever celle d’un héros que notre siècle a perdu ; et si j’ai péché contre leurs préceptes, ce n’est que par une autre bienséance plus haute et plus importante aussi que celle qu’ils ont observée.
Je leur défère tout, pourvu que ce soit sans rien ôter à la gloire d’Aristandre ; mais qu’en la liberté de son humeur et de la mienne, je le fasse servilement dépendre de certaines règles qu’ils nous ont prescrites pour effacer tout l’éclat et toute la force d’un sujet, c’est un point sur lequel sans hérésie on peut se retirer de la créance de nos pères, et où je manque de religion, je le confesse, pour les imiter.
Ils me pardonneront bien cette licence judicieuse ; et si les rigueurs de la mort ne leur ont point ôté le sentiment des douceurs de la vie, ils avoueront que l’amitié fait ses dispenses et ses règles d’elle-même ; que par une façon subtile et qu’ils n’ont pas connue, on peut louer un mort pour les intérêts et la gloire d’un vivant ; que le devoir est plus fort qu’une loi imaginaire ; qu’il y a des péchés qu’on peut faire de bonne grâce ; et qu’il ne s’en trouvera point dans toutes les observations de la poésie qui puisse détourner un honnête homme de témoigner son affection.
Si je puis me réconcilier avec eux, et trouver lieu d’accommodement et de paix auprès de cette rigoureuse Antiquité, de qui la vieillesse est capricieuse et se donne autorité sous le droit d’aînesse, avec des scrupules si sévères au théâtre qu’elle y faisait passer pour crime toutes nouveautés aussi bien qu’à l’État, je n’aurai qu’un léger combat à rendre contre les esprits du temps, et tiens déjà plus de moitié la partie avancée.
Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens, je n’ai qu’à dire que c’est une histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un peuple, des esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne ; que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire, j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin, que j’ai voulu tracer ici le tableau du Français, et décrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables.
Mais afin de donner quelques clartés à ces raisons, pour les rendre plus fortes, je laisse à considérer aux meilleurs esprits la différence qu’il y a entre une histoire et une fable ; car tout le monde sait qu’Aristote a baptisé de ce nom tous les sujets sur qui les Grecs et les Latins ont travaillé pour faire des poèmes dramatiques ou épiques. Je sais bien que ce mot de fable est pris par ce savant génie en autre sens que le vulgaire ne l’entend, qui croit que toute fable ne soit qu’un mensonge ; et qu’Aristote par là veut signifier la constitution des choses qui font la matière du poème, feintes ou véritables. Mais où trouvera-t-on ces vérités ?
Parmi l’idolâtrie et les erreurs continuelles d’un peuple gâté, où le mensonge était en prix, et où la fable faisait les héros aussi bien que les dieux. Et qui ne voit, s’il y en a, que c’est un soleil parmi les nuages, qui emploie sa lumière à la perdre, et de qui les rayons ne s’éclaircissent que de l’ombre, au lieu de la chasser [?]
À leur façon il n’est rien d’impossible qui ne soit faisable ; un oracle, un Dieu de machine, une sorcière accordent tout. Pour faire mourir Hippolyte, il faut que Thésée implore Neptune, et que Neptune, qui n’est qu’homme ou qui ne fut jamais du tout, soit Dieu, et père d’un mortel, à qui il a promis l’effet et l’accomplissement de trois souhaits qu’il aurait remis à son choix : qui croira que cela soit une histoire, où tout est impossible ?
Avouons que Médée tua ses enfants, et qu’elle fut plus forte seule que tout un palais ; Sénèque toutefois se trouvera bien empêché de l’en faire sortir.
Elle est furieuse, elle est magicienne, son désespoir lui peut servir d’armes et de courage, elle peut renverser du peuple et des soldats tous effrayés ; mais le chemin qu’il lui fait prendre est bien hardi, tant pour lui que pour elle, c’est celui des oiseaux. En quel lieu de réserve tenait-elle cachés ces dragons volants et ce chariot sur qui elle s’enleva dans l’air, elle qui ne trouva qu’à peine où faire ses deux meurtres, sans avoir autre loisir de les méditer qu’en les exécutant, dont le dernier fut achevé sur le haut d’une tour, où sa furie la porta et non pas son conseil ?
Comme aujourd’hui notre créance ne peut rien admettre de cela, elle nous permet aussi de chercher d’autres moyens et d’autres voies pour aller à cette vraisemblance, qui répond aux humeurs de nos Français et aux façons du temps, et qui donne une face bien plus gaie et bien plus juste à nos poèmes.
En effet si la fin du [poème] dramatique est l’action, ce que son nom semble porter, même au sentiment d’Aristote, et si la différence du théâtre moderne à l’antique consiste en ce point que celui-ci raconte seulement, et que le nôtre veut toujours agir dans les diversités, qui pourraient ennuyer si elles n’étaient que simplement racontées, on doit juger que le moderne atteint sa fin plus agréablement. Or est-il que de leur temps et du nôtre le théâtre n’est destiné qu’au plaisir, que c’était le jeu des Anciens, tout sérieux, tout noble, et passe encore pour le divertissement le plus beau des Français, et le plus honnête et le plus subtil des Italiens.
La fin de cette sorte de poème est donc tout à fait d’agir, et celle de l’action est de plaire ; encore qu’Aristote en son Art Poétique nous en donne deux contraires, qui sont la compassion et la crainte. J’avoue que ces deux se doivent ordinairement rencontrer en la tragédie, qui finit toujours en des choses misérables et terribles.
Mais sans mentir tout cela est si voisin de l’horreur, que même les anciens auteurs, qui voyaient comme ils se contredisaient en leur fin propre, et que l’esprit pouvait s’effaroucher plutôt que de se rendre à la peur ou à la compassion, ont réduit pauvrement la catastrophe, qui devrait être toute en action, à raconter des plaies [et] des morts qu’ils n’osaient faire voir ; et auraient désiré de pouvoir faire massacrer sans répandre le sang, qu’ils pensent dérober de notre imagination comme ils le cachent à nos yeux.
C’est ce qui a plus décrié l’ancienne tragédie, pour laquelle il faut avoir un goût âpre, et contraire aux délicatesses de nos peuples d’aujourd’hui qui, sur la compassion et la crainte que leur donnent les objets funestes, ont voulu prendre de la consolation et de la joie, par un agréable passage de la douleur au plaisir, et un changement de succès heureux, que le Ciel ou la seule patience fait trouver à la vertu tant de fois traversée.
Voilà cette troisième fin de l’action qui contient et suppose les deux autres, et qui a donné jour aux Italiens d’inventer un nouveau poème, ajoutant aux premiers la tragi-comédie que l’Antiquité n’avait jamais connue, et qui est la perfection des autres à mon sentiment.
Si l’on me dit que ceux-là mêmes qui ont trouvé ce chemin nouveau toutefois ne le suivent que sur les pas des Anciens, je ferai voir que s’ils ne l’ont rompu, ils l’ont bien étendu, et que partout cette nouvelle fin de plaire les a fait gauchir aux règles, lorsqu’elles lui étaient contraires. Pour le connaître, et pour me croire, il ne faut que considérer deux des meilleures pièces que nous puisse vanter l’Italie : La Phillis de Scire a pour but deux actions diverses, le mariage de Phillis avec Tircis, et celui de Célie avec Aminte ; c’est un péché contre les règles d’Aristote qui n’en souffrent qu’une seule.
Le Pasteur fidèle a perdu pour ce regard la fidélité qu’il devait à ces préceptes, et tout parfait comme on nous le décrit, est tombé dans ce vice ; en faveur duquel je dirai que si c’est une faute, et que la vertu soit contraire, sans mentir le vice est plus beau que la vertu, et il y a des fautes qui valent mieux qu’elle. J’en pourrais rapporter un nombre d’autres, qui sont moins travaillées et moins délicates, et dont les fautes aussi sont bien plus grossières ; mais c’est mon dessein d’épargner celles de notre temps, puisque leurs péchés sont les miens, encore que plusieurs aient commis par ignorance ce que j’ai fait par considération.
Revenons aux Anciens. Je n’ai pas résolu de les combattre, ces puissants génies, à qui nous devons du moins cette gloire de nous avoir ouvert le chemin aux grandes choses : les moindres de l’Antiquité me passeront toujours pour excellents ; mais les plus excellents aussi me permettront de dire qu’ils n’ont pu s’empêcher de faillir. Sophocle, le plus juste des poètes grecs, Euripide, qui lui dispute cette gloire, Eschyle, Ménandre, et tous les autres seraient contraints de me l’avouer, si je n’avais peur que ma témérité leur tournât à honte, de leur montrer dans leurs écrits des fautes qui ont été des exemples d’imitation à la postérité.
Mais sans faire injure à l’Antiquité, celui qui dedans la préface de Tyr et Sidon lui a découvert presque tout le sein à nu, pour couvrir les défauts judicieux de son ami, nous fait voir assez clairement que ceux qui ont fait les préceptes ne les ont pu suivre, encore que leurs sujets semblent avoir été faits plus pour les règles, que les règles pour eux. Comme ce n’est pas mon dessein de rechercher l’enfance de la poésie, ni d’entrer dans son berceau qu’il nous a ouvert, je tire le rideau sur les Grecs pour en venir aux Latins, et dire quelque chose qu’il nous a laissée à remarquer plutôt qu’il n’a omise.
Sénèque est-il plus réglé que les autres ? il n’est personne qui le nie ; cependant il y a deux actions diverses dans la tragédie Agamemnon : la mort de ce roi malheureux, et celle de Cassandre. Il y en a autant dans la Troade : Astyanax est précipité d’une tour, et Polyxène immolée au tombeau d’Achille ; l’Hippolyte est de même : Phèdre s’y tue pour avoir causé la mort de son beau-fils ; La Thébaïde était en danger de courir le même sort, si on l’eût achevée, à cause qu’Étéocle et Polynice y devaient demeurer et se faire encore la guerre après la mort par les flammes de leur bûcher.
J’appelle cette pièce ainsi honteusement tronquée un beau corps qui n’a point de tête ; je pense que Sénèque n’osa lui en faire, pour ce qu’il lui en fallait deux, et c’eût été un monstre. Mais voyant que sa plus belle partie est encore à éclore et demeure enfermée dans l’esprit de son auteur, je dis qu’elle est pareille aux enfants conçus dans cette imperfection qu’apporte la nature, qui sont coupables avant que de naître.
De tout ceci on peut connaître que Sénèque n’est pas d’accord avec Aristote, qui veut qu’il n’y ait qu’une action principale, où toutes les autres s’unissent comme dans leur centre ; mais bien loin de les accorder, j’ajoute encore à la sévérité de ce savant législateur que notre auteur latin, qui partout ailleurs me semble admirable, ne se peut laver de cette faute, puisque ces règles étaient parmi eux ce que nous sont aujourd’hui les articles de la foi, où qui pèche en un, pèche en tout. Outre ce que j’ai remarqué qui choque cette règle de l’unité d’action, je trouve que pour faire l’unité de lieu dans Hercule Œtæan, Sénèque introduit Philoctète qui raconte la mort de ce héros invincible, au lieu qu’il nous le devait faire voir combattre sa douleur et ses furies, et surmonter la mort même en mourant : mais cela demandait la montagne et la forêt d’Œta, qui eût fait un lieu différent de celui de toute la pièce.
Si chacun était de mon sentiment, il eût été plus à propos de relâcher un peu de la sévérité des règles, et nous faire voir cette mort, que nous sommes contraints d’apprendre d’un messager par gazette. En effet y a-t-il rien de si importun que ces rapports et ces longues narrations, qui feraient mourir d’ennui la plus ferme patience, qui nous surchargent la mémoire de paroles sans effets, nous ravissant par un tissu de longs discours tout le plaisir qu’on recevrait des actions ? et quelle faute ne doit-on pas rechercher, pour fuir celle-là ?
Ces actions, pour peu qu’elles soient disposées par une discrète économie, font plus de prise dans l’esprit et valent mieux que les messages et les narrations les mieux travaillées.
Ils tiennent pour perdu le temps que nous employons à agir ; et je tiens pour injurieux, et pour trop long encore le peu qu’ils en prennent pour nous ennuyer, et pour nous rendre malheureux par les oreilles. Ils dépouillent tout un sujet, pour le revêtir à leur mode ; s’il a de diverses rencontres et d’incidents agréables, qui sont ses beautés naturelles, ils font passer les règles par-dessus, comme un rasoir qui en retranche jusqu’à la racine et ne lui laisse rien d’entier bien souvent que le nom.
J’apprendrais volontiers, s’ils eussent eu à traiter quelque histoire autrement que de fable, par quel droit ils auraient ôté ces circonstances que la vérité demande ; si le nœud d’une intrigue qui se lie par une chaîne étendue d’accidents divers, qui vraisemblablement, ou en effet, regardent une suite de journées, se peut faire comprendre en un instant, et résoudre en un autre.
Mais s’ils ont cultivé cette hérésie avec tant de religion et de soins, qu’ils l’ont fait passer jusqu’à nous, pour en gâter un nombre d’esprits difficiles qui pensent acquérir un grand renom d’une petite et vaine curiosité, comment auront-ils pu souffrir l’Amphitryon de Plaute, où au lieu d’enfermer l’action dans les vingt-quatre heures, un enfant est conçu et né dans une même pièce, sans préjudice des neuf mois ?
Ne faut-il pas que le théâtre latin en rougisse, ou qu’il abjure avec nous cette créance ridicule, contre laquelle pèchent aussi bien ceux qui en ont donné les lois, que tous ceux qui les ont reçues ? Sénèque n’est pas moins aveugle que Thyeste en cette tragédie qui porte ce nom, quand après l’avoir fait rechercher par son frère Atrée, qui l’appelle à la moitié du royaume par la voix de ses propres enfants, il fait venir ce misérable prince d’un lieu éloigné, hors du royaume, où son crime et la peur qu’il avait de son frère le retenaient en exil.
Jamais l’impatience et la crédulité n’ont fait aller si vite un malheureux à sa prochaine perte que celui-ci, qu’il faut croire avoir été porté par les vents, pour arriver d’heure et se trouver présent à sa propre tragédie ; ou certes qu’il y a d’autres royaumes qu’Yvetot, que l’on peut traverser de l’œil, et passer en ce peu de temps que demande sur le théâtre un acte fini pour commencer l’autre. Allons d’un pied égal, et passons outre.
Pour se réduire dans le temps prescrit, ils nous donnent bien d’autres actes de leur diligence ; ils feront venir sans marcher un homme de quatre cents lieues, qui sans avis, sans apparence, sans dessein, et le plus souvent sans raison, en un moment qu’on lui dirait être assigné, nous apparaît comme tombé des nues : et sans ce personnage que l’on voit venu, combien qu’on n’ait pu le faire venir, toute la pièce serait en désordre.
Si cela se peut dire juste, il n’est rien qui ne le soit au théâtre : et certes je crois que les meilleurs jugements seront de mon côté, et trouveraient avec moi plus de plaisir et de raison de voir venir cet homme à ses journées, ou du moins dans le dessein de les entreprendre, que de le jeter par force et à l’étourdi sur le théâtre. Où est cette apparence qui doit être l’âme de toutes les actions ? ne vaudrait-il pas mieux tirer des règles un sujet, pour le mettre en la vraisemblance ? voilà un nœud bien délié.
Nous autres prenons du lieu, du temps et de l’action ce qu’il nous en faut pour le faire curieusement, et pour le dénouer avec grâce, en surprenant les esprits par des accidents qui sont hors d’attente et non point hors d’apparence : eux ne le démêlent point, ils le coupent.
Et qu’on ne pense pas nous faire passer leur scrupule pour vertu.
La simple imagination porte autant mon esprit, mais bien moins agréablement, aux pays d’Orient, et dans les villes qu’Alexandre subjugua, quand on m’en fait seulement la narration pour la joindre à la dernière journée de sa vie, que quand je le vois sur le théâtre en personne, ici combattre Darius, là pleurer sur la perte de son ennemi ; témoigner en un acte son courage, en l’autre sa continence et la force de son cœur à surmonter tous les appas d’une beauté parfaite ; promener par toute la Perse sa valeur, et enfin prendre Babylone pour en faire son tombeau.
La description m’importune en sa longueur, l’action me récrée ; celle-là n’appartient qu’à l’histoire ou bien au poème épique ; celle-ci donne la grâce au théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre monde.
Mais là nous aurons des lumières et une raison plus haute, qui nous feront voir que tout n’est que vanité, que notre vie n’est qu’un songe, et nos raisonnements des rêveries de malades ; que les Anciens ont commencé les fautes, et nous les achevons ; qu’en pensant donner du jour à l’erreur, eux et nous avons mis l’erreur au jour. Enfin nous pourrons nous accorder en ce point, que nous nous moquerons également de ces douces folies.
Et de moi, je ne crois pas que j’attende jusqu’à ce temps-là de rire du soin inutile que j’ai pris de former ce discours, pour soutenir ou reprendre des fautes que les ignorants n’entendront point, et que les plus savants mépriseront quand ils auraient dessein de me flatter, prenant ceci comme une chose superflue, et qui ne peut servir qu’à ceux qui voudront faillir comme moi.