3 Jan 2012

Diderot sur l'esprit et la matière

Submitted by Anonyme (non vérifié)

LA MARÉCHALE. - Mais ce monde-ci, qui l'a fait ?

DIDEROT. - Je vous le demande.

LA MARÉCHALE. - C'est Dieu.

DIDEROT. - Et qu'est-ce que Dieu ?

LA MARÉCHALE. - Un esprit.

DIDEROT. - Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne

ferait-elle pas un esprit ?

LA MARÉCHALE. - Et pourquoi le ferait-elle ?

DIDEROT. - C'est que je lui en vois faire tous les jours. Croyez-vous que

les bêtes aient des âmes ?

LA MARÉCHALE. - Certainement, je le crois.

DIDEROT. - Et pourriez-vous me dire ce que devient, par exemple, l'âme

du serpent du Pérou, pendant qu'il se dessèche, suspendu à une cheminée, et

exposé à la fumée un ou deux ans de suite ?

LA MARÉCHALE. - Qu'elle devienne ce qu'elle voudra, qu'est-ce que

cela me fait ?

DIDEROT. - C'est que madame la maréchale ne sait pas que ce serpent

enfumé, desséché, ressuscite et renaît.

(Diderot, Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de ***)

 

Cet extrait d'une conversation retranscrite par Diderot est d'une grande valeur pour tous les matérialistes car elle pose directement la question qui sépare les matérialistes des idéalistes.

 

« Dieu existe-t-il ? ». Cette question est en vérité déjà tranchée par les matérialistes. La question de l'existence ou non de Dieu est en effet indissociable de celle de l'esprit et de la matière. Les personnes qui croient en Dieu ne le conçoivent pas comme un être de chair mais comme un « esprit ». Pour les personnes qui croient en Dieu, il existe donc une séparation très nette entre l'esprit et la matière. Les déistes se représentent Dieu comme un être immatériel qui crée de la matière. Selon cette vision, Dieu est donc extérieur à la matière puisque Dieu a créé la matière. De même, toujours d'un point de vue déiste, les êtres vivants censés avoir été crées par Dieu ont reçu de lui une « âme ».

 

Pour les personnes qui croient en Dieu, l'esprit (c'est-à-dire Dieu) crée la matière, l'esprit précède doc la matière. Mais cela est faux car il n'existe pas d'esprit sans matière. Ainsi, les idées ne proviennent pas d' une âme qui porterait l'empreinte de Dieu mais bien du cerveau. Or, le cerveau est lui-même de la matière... 

 

Et c'est précisément par le mouvement que la matière produit elle-même de la matière. En effet, aucune chose ne se produit à partir de rien ou d' « élément » immatériel. C'est le mouvement de la matière qui explique qu'un esprit, comme le serait Dieu dans une conception désiste du monde, ne peut créer de la matière à partir de rien, ou plutôt à partir de lui-même, c'est-à-dire une chose immatérielle. Voilà pourquoi les anti-matérialistes estiment que le monde ne pourra jamais être compris complètement car il existera selon eux toujours le mystère de la création.

 

Au contraire, les matérialistes fondent leur démarche dans la science dont les découvertes invalident d'ailleurs totalement les conceptions anti-matérialistes. L'univers est ainsi en expansion et infini ce qui traduit le mouvement de la matière éternelle.

 

Diderot évoque justement le mouvement de la matière quand il parle du serpent qui « ressuscite et renaît ». Ce que Diderot exprime ici est tout à fait conforme avec le point de vue marxiste selon lequel « la vie l'emporte toujours ».

 

A la même époque que Diderot, Voltaire défend à l'opposé une conception mécanique héritière de Descartes et de la pensée stoïcienne. Voltaire conçoit la matière, conçoit le mouvement mais seulement comme une belle mécanique savamment orchestrée par un être supérieur, Dieu.

 

Ainsi, selon Voltaire, « L'astronome, qui voit le cours des astres établi selon les lois de la plus profonde mathématique, doit adorer l'éternel géomètre. Le physicien, qui observe un grain de blé ou le corps d'un animal, doit reconnaître l'éternel artisan. L'homme moral, qui cherche un point d'appui à la vertu, doit admettre un être aussi juste que suprême ».

 

Pour les communistes, il est très important de comprendre la manière de penser de Voltaire et la place que lui attribue la bourgeoisie qui ne doit rien au hasard. En effet, notre pays est aujourd'hui encore très influencé par les conceptions stoïciennes et notamment par Voltaire que la bourgeoisie met sur un piédestal. La vision stoïcienne selon laquelle le monde est une « mécanique bien huilée », comme le dit Voltaire, explique par exemple l'énorme réticence à l'écologie en France, qui se manifeste entre autres les réfutations catégoriques du réchauffement climatique. Selon cette pensée digne de Voltaire, « il ne faut pas s'en faire » car le monde est « bien fait ».

 

ans cette conception, le mouvement de la matière est circulaire, rien ne peut changer véritablement et il est donc inutile de s'inquiéter. On observe aussi que Voltaire s'appuie sur les mathématiques dans sa métaphore de l'horlogerie suprême de l'univers. Les mathématiques, l'enseignement le plus prestigieux en France, l'étalon de la réussite scolaire de notre pays et de son élitisme, de ses grandes écoles et écoles d'ingénieurs. Les mathématiques représentent chez Voltaire le symbole de la « logique pour la la logique » si chère à la France et sa pensée stoïcienne, une logique entièrement mécanique et étrangère à la dialectique. Il s'agit bien là d'une pensée bornée et mécanique car le mouvement de la matière n'est perçu que comme un réglage « parfait » (d'où la référence aux mathématiques) ordonné par Dieu lui-même.

 

On comprend d'ailleurs ici la dimension dialectique de la France qui se vante de son anti-cléricalisme alors qu'elle est entièrement dominée par une conception idéaliste de type religieux. Il convient également de remarquer que l'influence de la pensée stoïcienne dans notre pays, du « tout va bien Madame la marquise », se manifeste dans un trait de caractère largement répandu : le dilettantisme. Pourtant, il ne faudrait pas croire que ce dilettantisme est une expression d'une joie gentiment insouciante. Bien au contraire, le stoïcisme considère que « rien ne peut véritablement changer », ce qui conduit inévitablement au nihilisme.

 

En effet, puisque « rien ne peut véritablement changer », la vie devient angoissante et réduite à des aspirations individualistes. Voilà pourquoi domine en France l'attitude de dandy « détachée » des réalités qui pratique la moquerie et l'ironie car, dans cette perception, rien n'est sérieux et n'a véritablement d'importance. La France est ainsi un pays empli de nervosité se murant derrière le dilettantisme stoïque qui est le corolaire de son angoisse. 

 

A l'opposé, les matérialistes ne conçoivent pas le mouvement de la matière comme circulaire mais comme dialectique, c'est-à-dire résultant de ses contradictions intrinsèques. Le mouvement de la matière est ainsi en forme de spirale : il existe des périodes de régression, de repli, mais le mouvement général est un progrès qui conduit inévitablement au communisme.

 

Le mouvement de la matière n'est ainsi pas un éternel recommencement qui fonctionnerait en vase clos ni un mouvement anarchique qui pourrait conduire à tout et n'importe quoi. Le hasard n'existe pas. Ainsi, dans l'histoire, le féodalisme a succédé à l'esclavagisme, puis le capitalisme au féodalisme. De la même manière, le socialisme succèdera au capitalisme par la victoire de la révolution socialiste, puis le communisme au socialisme. On voit ici que l'on ne tourne pas en rond mais que l'on avance en spirale (spirale résultant des contradictions inhérentes au mouvement de la matière lui-même) vers le communisme.

 

Il faut aussi comprendre que le mouvement de la matière ne doit rien au hasard car l'univers est un tout unique. Il n'existe pas de mondes parallèles ou de possibilités de « monde différent » comme cherchent à le faire croire les pseudo scientifiques bourgeois adeptes de la mécanique quantique soumise entièrement aux statistiques.

 

La compréhension matérialiste de Diderot l'amène justement à saisir que l'univers est un ensemble cohérent et unique où toutes les choses sont liées entre elles car tout est matière. La matière, par son mouvement, prend différentes formes mais ces formes ne sont pas séparées indépendamment les unes des autres mais au contraire connectées entre elles.

 

Dans Le Rêve de D'Alembert, Diderot explique cette interconnexion entre toutes les choses et tous les êtres :

 

« Tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal. Il n’y a rien de précis en nature… Le ruban du père Castel… Oui, père Castel, c’est votre ruban et ce n’est que cela. [Note : Louis-Bertrand Castel (1688 – 1757) était un jésuite qui s'est opposé aux théories de Newton sur la gravitation et le prisme des couleurs. Castel a tenté en vain de fabriquer un clavecin oculaire, fonctionnant à l'aide de rubans, censé démonter les thèses de Newton sur le prisme optique.]

Toute chose est plus ou moins une chose quelconque, plus ou moins terre, plus ou moins eau, plus ou moins air, plus ou moins feu ; plus ou moins d’un règne ou d’un autre… Donc rien n’est de l’essence d’un être particulier… Non, sans doute, puisqu’il n’y a aucune qualité dont aucun être ne soit participant… et que c’est le rapport plus ou moins grand de cette qualité qui nous la fait attribuer à un être exclusivement à un autre… Et vous parlez d’individus, pauvres philosophes ! laissez là vos individus ; répondez-moi. Y a-t-il un atome en nature rigoureusement semblable à un autre atome ?… Non…

Ne convenez-vous pas que tout tient en nature et qu’il est impossible qu’il y ait un vide dans la chaîne ? Que voulez-vous donc dire avec vos individus ? Il n’y en a point, non, il n’y en a point…

Il n’y a qu’un seul grand individu, c’est le tout. Dans ce tout, comme dans une machine, dans un animal quelconque, il y a une partie que vous appellerez telle ou telle ; mais quand vous donnerez le nom d’individu à cette partie du tout, c’est par un concept aussi faux que si, dans un oiseau, vous donniez le nom d’individu à l’aile, à une plume de l’aile… Et vous parlez d’essences, pauvres philosophes ! laissez là vos essences. Voyez la masse générale, ou si, pour l’embrasser, vous avec l’imagination trop étroite, voyez votre première origine et votre fin dernière… Qu’est-ce qu’un être ?… La somme d’un certain nombre de tendances… Est-ce que je puis être autre chose qu’une tendance ?… non, je vais à un terme…

Et les espèces ? Les espèces ne sont que des tendances à un terme commun qui leur est propre… Et la vie ? La vie une suite d’actions et de réactions… Vivant, j’agis et je réagis en masse… mort, j’agis et je réagis en molécules…

Je ne meurs donc point ? Non, sans doute, je ne meurs donc point en ce sens, ni moi, ni quoi que ce soit… Naître, vivre et passer, c’est changer de formes… ».

 

Ces propos de Diderot sont d'une grande valeur pour les communistes en France car ils combattent non seulement le stoïcisme à la Voltaire qui domine encore en France mais aussi préfigure la compréhension de la biosphère.

 

Diderot réfute l'existence de l'individu en tant que tel et annonce ainsi les enseignements d'Engels :

 

« S'il s'agit, par conséquent, de rechercher les forces motrices qui, - consciemment ou inconsciemment et, il faut le dire, très souvent inconsciemment, - se situent derrière les mobiles des actions historiques des hommes et qui constituent en fait les forces motrices dernières de l'histoire, il ne peut pas tant s'agir des motifs des individus, si éminents, soient-ils, que de ceux qui mettent en mouvement de grandes masses, des peuples entiers, et dans chaque peuple, à leur tour, des classes entières, et encore des raisons qui les poussent non à une effervescence passagère et à un feu de paille rapidement éteint, mais à une action durable, aboutissant à une grande transformation historique.

Élucider les causes motrices qui, d'une façon claire ou confuse, directement ou sous une forme idéologique et même divinisée, se reflètent ici dans l'esprit des masses en action et de leurs chefs - ceux que l'on appelle les grands hommes - sous forme de mobiles conscients, - telle est la seule voie qui puisse nous mettre sur la trace des lois qui dominent l'histoire dans son ensemble, aux différentes époques et dans les différents pays. Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances ».

(Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande)

 

Certes, Diderot ne parle pas de contradiction, car la dialectique n'a pas encore réalisé à son époque le saut qualitatif qu'elle effectuera avec Marx et Engels, mais il perçoit déjà que chaque être est la somme d' « un certain nombre de tendances ». Diderot comprend donc que la vie traduit le mouvement de la matière produit d' « une suite d'actions et de réactions » que l'on qualifiera plus tard de contradictions.

 

En outre, Diderot comprend que le mouvement de la matière produit différentes formes de vie liées entre elles qui s'imbriquent forment un grand tout que Diderot, à son époque, ne peut encore appeler biosphère.

 

Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal.

 

Les communistes en France doivent reconnaître Diderot comme un grand matérialisme, d'autant plus que la bourgeoisie essaie d'imposer sa vision erronée du monde et chante sans arrêt les louanges de penseurs réactionnaires et déistes comme Voltaire.   

Publié sur notre ancien média: 
Figures marquantes de France: