5 avr 2013

Fred a rejoint Philémon au paradis du monde des lettres de l'Océan atlantique

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Lorsqu'il y a un an, en mars 2012, est mort Jean Giraud, plus connu sous le nom de Mœbius, les médias ont unanimement salué la mémoire de celui qui est censé avoir été un géant de la culture. Par contre, alors que le dessinateur Fred vient de mourir, rien n'a été dit, à part qu'il était un très grand artiste.

 

Cette différence de réception n'est bien entendu pas étonnante. Il est vrai que Jean Giraud était un illustrateur de très grand talent, à la technique bien plus avancée que celle de Fred. Mais il est révélateur que Jean Giraud ait réalisé d'un côté une bande dessinée d'une facture tout à fait classique formellement – Blueberry – et de l'autre des productions mystico-délirantes, comme L'Incal.

 

On est soit dans le classique formel traditionnel, soit dans le baroque basculant dans l'idéalisme typiquement décadent de la science-fiction rejetant toute prétention à l'anticipation. On est dans une fuite complète de la réalité, ou bien dans une représentation traditionnelle et sans vie, simplement tourné vers la figure du « héros. »

 

Avec Fred, par contre, on a une œuvre géniale. Les 15 tomes de Philémon sont brillants, d'une charge poétique extrême. On est dans la culture, dans l'affirmation de la culture ; on a l'imagination la plus débordante, mais extrêmement travaillée et comme support du réel.En France, on adore la bande dessinée, et Fred a réalisé une œuvre typiquement française ; Astérix est non seulement du divertissement fondé sur les préjugés les plus réactionnaires, mais en plus le passage au cinéma est une preuve de son caractère infantile.

 

La série des Philémon est elle incroyablement intelligente et totalement bande dessinée. Les mises en abyme, les références régulières au fait que les cases ne sont que des cases, le jeu avec les images, tout cela est admirablement bien fait et fascinant.

 

Il n'est pas étonnant que les esprits infantiles gorgés de Tintin et d'Astérix aient toujours considéré la série des Philémon comme représentant une ambiance étrange, une atmosphère où l'on est mal à l'aise, etc.

 

C'est qu'on est face à une véritable œuvre d'art, pleine de collages et de mouvements, avec un mouvement très avancé ; on n'est pas dans une simple narration faussement candide et correspondant au niveau culturel du catholicisme de gauche dans l'esprit de la Belle époque.

 

Fred, de son vrai nom Frédéric Othon Aristidès, a été le Rimbaud de la Bande dessinée ; il a réussi à réaliser une œuvre lumineuse, une grande expérience. Indéniablement, il faudrait parler d'expressionnisme.

 

Et comme chez Rimbaud, le personnage de Philémon est poétique. Il est sympathique, jeune, jamais agressif, il a l'esprit baladeur, il est curieux et ouvert.

 

L'oeuvre s'inscrit totalement dans la société française, car on a la France des villages et des toutes petites villes, où le jeune homme – tel Rimbaud – a la curiosité et la sensibilité qui refusent de se contenter de l'étroitesse d'esprit de cette France repliée sur elle-même.

 

Les limites de ce refus à la Rimbaud sont d'ailleurs eux aussi très parlants, puisque Philémon tend vers la fuite ; la politique est refusée, même si l'affirmation de l'art qui est faite est nettement politique dans la tradition française du poète réfractaire, pacifique, plaçant la sincérité artistique avant tout le reste.

 

Une limite également évidente aussi est l'absence des femmes. L'univers fantasmagorique de Philémon se limite il est vrai à très peu de personnes, notamment son père qui ne croit en rien à part à la France des terroirs et son oncle qui à l'inverse possède les clefs pour voir plus loin que cela.

 

Voir plus loin de manière magique, soit, on retrouve là encore Rimbaud et son fameux : « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. »

 

Affirmons évidemment cette simple vérité : de la même manière que la jeunesse d'aujourd'hui n'est plus vraiment en mesure de percevoir le message de Rimbaud, elle est pareillement strictement incapable d'aborder Philémon.

 

L'idéologie dominante est tellement prégnante qu'apparaissent comme trop sensible, trop lent, trop poétique des histoires faisant s'aventurer un jeune homme retrouve dans un univers parallèle au nôtre, qui serait le monde des lettres de l'Océan Atlantique, comme le fameux « A » géant ou le second « T. »

 

La jeunesse ne s'arrête plus et ne prend plus le temps, là est le hic ; en même temps, c'est une nécessité de l'époque qui va exiger de la fermeté. Celle-ci ira-t-elle vers la sensibilité, la naïveté en moins ? Ou bien se subordonnera-t-elle au fascisme ? Là est bien sûr la grande question, de plus en plus brûlante.

 

En tout cas, affirmer et réaffirmer Philémon est quelque chose de très important. C'est une manière de réaffirmer la sensibilité portée par les masses françaises, de défendre le patrimoine culturel, d'affronter la transformation de la culture en simple divertissement.

 

Avec Philémon, on ne lit pas pour effacer le temps, pour fuir, avec Philémon on s'évade, on trouve des ressorts pour exprimer sa sensibilité avec imagination, jamais de manière formelle, mais toujours de manière compréhensible.

 

La chose formidable avec les bandes dessinées de la série Philémon est qu'on ne bascule pas dans le subjectivisme, un écueil qu'une œuvre très proche, le film Yellow Submarine (avec la musique des Beatles), a du mal à éviter, culture psychédélique oblige.

 

Pour finir, il est évident que la culture portée par la révolte à Notre-Dame-des-Landes aimerait correspondre à Philémon – mais elle n'y arrive pas du tout. Car pour assumer la candeur, il faut le matérialisme : quand on a le matérialisme, on voit la transformation, le mouvement dialectique, la vivacité, la culture, la vie.

 

La série des Philémon relève-t-elle du réalisme fantastique ?

Philémon marche pieds nus dans la campagne, alors que son père est paysan, et il passe dans un monde parallèle halluciné et délirant, avant de revenir dans la réalité traditionnelle.

Il n'y a cependant rien de psychédélique. Faut-il alors parler d'un « réalisme fantastique » ?

Précisons ici tout de suite que c'est bien souvent la manière dont on définirait l'oeuvre de Kafka en France, preuve que personne ne l'a lu, puisque son écriture est parfaitement réaliste, et qu'il n'y nul caractère magique (à part pour « La métamorphose », seule œuvre en fait lu vraiment en France, et sans doute la moins bonne et en tout cas pas du tout la plus représentative).

 

En tout cas pour Philémon, le terme de réalisme fantastique pourrait sembler correspondre, puisqu'on a du réalisme où vient s'immiscer le fantastique. Sauf que le monde où il y a le fantastique est un autre monde que le nôtre.

 

Pour reprendre encore Rimbaud, « Je est un autre. » C'est comme si Philémon changeait de réalité, ou plutôt basculait dans l'imagination, mais une imagination remplie de références (la Joconde, Don Quichotte, des jeux de mots en série formant des allusions, etc. etc.). Il s'agit d'un univers de conte merveilleux allant jusqu'au très étrange, mais pas d'une fantasmagorie absurde.

 

L'univers parallèle est d'ailleurs relativement ordonné ; il ne semble pas avoir de sens, mais il a une cohérence, ses exigences, etc. On ne peut donc pas parler de réalisme fantastique comme on pourrait (et devrait) définir par exemple Harry Potter, où dans le premier tome la trame est réaliste, mais avec des éléments magiques qui y sont intégrés.

 

Philémon est en fait réaliste et fantastique. C'est là sa particularité, et c'est cela qui le rattache à l'expressionnisme.

Philémon fait partie du patrimoine de la culture française

Il est intéressant de voir comment le ministère de la culture a réagi à la mort de Fred, qui était une figure totalement reconnue. Aucun dessinateur ne peut méconnaître l'énorme importance de Philémon.

 

Hommage d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, à Fred

 

Frédéric Othon Aristidès, dit Fred, nous a quittés le 2 avril. Il avait 82 ans.

Il venait de terminer le 16e et dernier album des aventures de Philémon, commencé il y a presque un demi-siècle. Fred s’en va ainsi en nous laissant un dernier chef-d’œuvre de poésie, de fantaisie, d’humour et d’intelligence.

Cofondateur de Hara-Kiri et figure majeure des grandes années de Pilote, Fred avait aussi montré dans les années 70 une autre facette de son étonnant talent en écrivant pour Jacques Dutronc.

Le créateur du Petit cirque était un merveilleux conteur, dont l’onirisme se teintait de beaucoup de bonté et d’humanité. Il avait lu et relu Edgar Poe, Charles Dickens et Oscar Wilde. Et, à son tour, il était devenu un de ces grands auteurs qui inspirent toute une génération de scénaristes et de dessinateurs.

Il était entré vivant dans la grande histoire de la bande dessinée. Novateur, insolite, toujours surprenant, ses albums étaient depuis longtemps devenus des classiques.

On a là un mélange d'informations personnelles et de jugements de valeur (d'ailleurs justes : poésie, fantaisie, humour, intelligence).

 

Mais – et c'est logique, car il n'y a là aucun matérialisme historique – il n'y a aucune reconnaissance historique de Philémon.

 

Il est parlé de « chef d'oeuvre » commencé il y a 50 ans, d'oeuvres devenus des classiques, de la « grande histoire » de la bande dessinée. Soit : mais quel est le rapport de Philémon avec la culture française, avec les progrès de la civilisation ?

C'est cela l'important. Là est la chose terrible : Philémon va devenir un chef d'oeuvre anecdotique. C'est une contradiction terrible, montrant comment le capitalisme récupère l'art pour faire tourner sa machine à marchandises, et s'arrête là.

 

Philémon est réduit à une sorte d'expérience originale extrêmement intéressante, il est en train de passer dans les mains des historiens et des experts, les masses vont le perdre. Et cela, c'est intolérable, et le socialisme rétablira la signification historique de Philémon dans la culture française, affirmant la valeur de sa démarche rimbaldienne.

 

 

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