Le matérialisme anglais - 3e partie : La nouvelle Atlantide de Francis bacon
Submitted by Anonyme (non vérifié)La Nouvelle Atlantide n’a pas été terminée, et arrive après l’Utopie (1624 contre 1516 pour leurs dates de publication), néanmoins sa portée est tout aussi immense que celle-ci. Francis Bacon est le principal initiateur de la pensée expérimentale ; il est très exactement celui qui va dynamiter le monument conservateur qu’est la science telle que définie par Aristote (voir notre article L’importance historique (pour l’idéalisme) d’Aristote, disciple de Platon).
Il est une expression de l’humanisme dans une forme pratique (voire pragmatique comme nous verrons) dont la connaissance est absolument incontournable pour comprendre l’histoire du monde. Et son utopie – la Nouvelle Atlantide – est une œuvre simple à lire et porteuse d’une grande culture.
La pensée de Francis Bacon a deux points centraux : tout d’abord, l’interprétation de la nature. La Nouvelle Atlantide a été écrit parallèlement à L’Histoire naturelle, Bacon privilégiant d’ailleurs le travail sur cette œuvre.
Ensuite, on a la production d’oeuvres pour le bien du genre humain. Les deux points centraux sont intimement liés, l’humanité étant elle-même directement scientifique dans sa démarche. La nouvelle de Bacon raconte comment un navire, affrontant les éléments, au point que déjà à bord le pire est craint :
« en sorte que, nous trouvant au beau milieu de la plus grande désolation marine qui soit au monde, sans vivres, nous nous considérions comme des hommes perdus, et nous nous préparions à la mort. »
Heureusement, une île inconnue se profile à l’horizon. Il y a ici une clef de la pensée humaniste de Francis Bacon. Chez Bacon, la vie tend à l’emporter. La tendance principale est la coopération, la bonté, et même la synthèse.
Mais tout comme le système planétaire naturel chez Spinoza, cette tendance principale prend, en raison de l’époque, un masque religieux, celui de la miséricorde.
Si l’île se profile à l’horizon, c’est suite à une prière :
« Cependant nous élevâmes nos voix et nos cœurs vers Dieu Très-Haut, qui fait voir ses merveilles dan l’abîme, en implorant de sa miséricorde qu’il veuille bien à présent faire surgir pour nous une terre afin que nous ne périssions pas, de même qu’au commencement il découvrit la face de l’abîme et fit apparaître la terre séparée des eaux. »
Initialement, les habitants de l’Atlantide sont prêts à aider les passagers du navire, mais pas à les accueillir à terre. Le nombre de malades à bord les fait accepter, justement par compassion, par miséricorde. Mais cette compassion a un prix : il faut un minimum en échange, il n’y a pas de place pour les assassins, même « légitimes. »
C’est la même logique que chez Thomas More : dans l’Utopie les habitants libres n’ont pas le droit de tuer des animaux.
Le dignitaire de la Nouvelle Atlantide explique donc aux passagers :
« Si vous êtes prêts, tous, à jurer par tous les mérites de notre Sauveur que vous n’êtes pas des pirates et que vous n’avez pas répandu de sang, légitimement ou non, depuis quarante jours, vous pourriez obtenir la permission de débarquer. »
Naturellement, la « Maison des étrangers » est très belle, les passagers se voient largement aidés, les malades soignés, les habitants de la Nouvelle Atlantide étant d’une miséricorde absolue, accueillant, etc.
Les passagers se voient ainsi présentés la Nouvelle Atlantide, après que le narrateur, l’un d’entre eux, leur propose de réfléchir à la situation : « Mes chers amis, tâchons de nous connaître nous-mêmes. » On passe du point de vue philosophique individuel (le « connais toi toi-même » de Socrate) à un point de vue collectif, collectif comme l’est la société de la Nouvelle Atlantide.
C’est d’ailleurs l’État tout entier qui accueille les passagers et pourvoie à tout pour eux, sans rien réclamer en contrepartie. Le seul remerciement possible est culturel, moral ; en guise de remerciement, le responsable de la Maison des étrangers répond très clairement :
« Il déclara ainsi qu’il était prêtre et requérait une récompense de prêtre, c’est-à-dire notre amour fraternel et le bien de nos âmes comme de notre corps. Puis il nous quitta, non sans quelques larmes de tendresse dans les yeux. »
Cet élan de compassion, une valeur absolument communiste, est ainsi la ligne de conduite de la Nouvelle Atlantide. La Nouvelle Atlantide est née d’ailleurs de manière universaliste, par l’apparition près de l’île d’une arche magique dans l’océan, contenant la bible et la lettre d’un « apôtre de Jésus-Christ » : tant les autochtones, les Hébreux, les Persans et les Indiens purent les lire dans leur langue natale.
La « société de Salomon » se forma alors pour diriger le nouveau pays, appelé Bensalem, pays fermé sur lui-même mais totalement investi dans la science, par une société planifiée. Cette société est ancrée dans son époque dans sa perspective utopiste : le cadre est patriarcal, l’idéologie religieuse.
Mais le Christ n’est pas le « sauveur », il est le médiateur, c’est-à-dire l’intermédiaire entre les humains et la nature considérée comme ayant des lois et comme étant compréhensible par la science. Et le patriarcat de la société est l’expression des lois naturelles, interprétées en raison de l’époque comme étant patriarcales. Encore est-il que ce patriarcat représente la défense du couple face aux activités masculines décadentes : la débauche, la prostitution, les courtisanes, le mariage pour l’argent, la reconnaissance sociale, etc.
Il permet également de mettre en avant un modèle non religieux : le patriarcat est là car le modèle est l’antiquité. Bensalem est directement dans le prolongement des sociétés antiques, elle n’a pas connu la décadence, le moyen-âge.
Si cela semble peu compréhensible vu de France, il faut bien voir l’importance historique de l’idéologie qui naît ici : c’est ni plus ni moins que l’idéologie de la franc-maçonnerie puis en pratique des États-Unis d’Amérique à leur fondation ! Fondation est d’ailleurs un terme très important dans cette perspective utopiste. Ce n’est nullement pour rien que le cycle romanesque d’Isaac Asimov aura comme titre « Fondation », ou bien que la littérature américaine contient des modèles de société comme « fondation » (« Walden » de Thoreau).
Voici comme est présenté cette « fondation » dans la Nouvelle Atlantide :
« Notre Fondation [qui a comme nom la « Maison de Salomon »] a pour fin de connaître les causes, et le mouvement secret des choses ; et de reculer les bornes de l’Empire humain en vue de réaliser toutes les choses possibles. »
Ce réalisme et ce matérialisme, cette reconnaissance de la réalité et sa conséquence culturelle pour la société humaine, voilà qui fait de la Nouvelle Atlantide est une œuvre pavant la voie au matérialisme dialectique.
La société de Bensalem utilise les matériaux des mines, afin de produire des métaux et de guérir des maladies, il y a des tours météorologiques, il y a des recherches agronomiques, etc. etc. : l’imagination annonce ici une civilisation scientifique.
« Nous avons aussi des maisons pour l’optique, où nous procédons à la présentation de toutes les lumières, de tous les rayons ainsi que de toutes les couleurs. [...] Nous avons même le moyen de voir des objets situés au loin, dans le ciel par exemple, ou dans des en-droits éloignés, et de faire paraître les objets proches lointains, et les objets lointains proches : ainsi nous falsifions les distances.
Nous avons aussi des instruments susceptibles de seconder la vue, bien supérieurs aux lunettes et aux verres d’usage courant. Nous avons aussi des verres qui nous permettent de voir des objets petits, minuscules même, de façon distincte et parfaite, comme par exemple la forme et la couleur de petits insectes ou de vers, ou encore les grains et les défauts des pierres précieuses, invisibles autrement. »
Une civilisation scientifique avec néanmoins, en raison de la dimension patriarcale, une grande composante techniciste : la nature est considérée comme devant être simplement dominée ; on a même la mise en avant de la vivisection.
Cette dimension qui gâche tout, il n’est pas difficile de la retrouver exactement tel quel dans l’Union soviétique de l’époque socialiste, celle de Lénine et Staline. C’est-à-dire cette dimension qui a grandement contribué à ce que les « techniciens » prennent le pouvoir en 1953, transformant l’État socialiste en État fasciste.
Néanmoins, il s’agit là d’erreurs de jeunesse du socialisme, d’erreur portés par l’élan de la jeunesse. Un penseur socialiste comme William Morris inversera cette tendance techniciste, les arts l’emportant sur les sciences dans « Les Nouvelles de nulle part. »
Et il y a déjà les bases de la planification. Bacon précise ainsi l’organisation scientifique de la société de la « Nouvelle Atlantide » :
« Voyons maintenant quels sont les divers emplois et charges des membres de notre Société. Nous avons douze collègues qui voyagent à l’étranger et qui nous rapportent des livres, des échantillons et des exemples d’expériences de toutes les régions du monde, ceci en se faisant passer pour des gens d’autres nationalités, puisque nous cachons la nôtre. Nous les appelons les Marchands de Lumière.
Nous en avons trois qui rassemblent les expériences qu’on peut trouver dans tous les livres. Nous les appelons les Pilleurs.
Nous en avons trois qui rassemblent toutes les expériences touchant aux arts mécaniques, aux sciences libérales et aux procédés qui ne sont pas constitués en arts. Nous les appelons les Artisans.
Nous en avons trois qui essaient de nouvelles expériences, selon ce qu’ils jugent bon eux-mêmes. Nous les appelons les Mineurs.
Nous en avons trois qui arrangent dans des rubriques et des tables les expériences des quatre premiers groupes, afin de mieux nous éclairer sur la façon de tirer de tout cela des remarques et des axiomes. Nous les appelons les Compilateurs.
Nous en avons trois qui s’appliquent à examiner les expériences des autres, et cherchent la façon d’en retirer les choses utiles et applicables à la conduite de la vie; d’en tirer des connaissances susceptibles de servir dans des travaux et diverses opérations, mais aussi dans la mise en évidence des causes; d’en tirer encore des procédés de prédiction naturelle et des moyens clairs et faciles pour découvrir quelles sont les propriétés et les parties cachées des corps. Nous les appelons les Donateurs ou Bienfaiteurs.
Puis, après que notre Société en son entier s’est consultée dans diverses réunions consacrées à l’examen des travaux précédents et des collections d’expériences qu’ils ont permis de rassembler, trois membres de cette Société sont chargés de proposer de nouvelles expériences, qui, étant éclairantes à un niveau plus élevé, permettent d’entrer plus avant dans les secrets de la Nature. Nous les appelons les Flambeaux.
Nous en avons trois autres qui exécutent les expériences commandées par les précédents, puis qui en font un compte rendu. Nous les appelons les Greffeurs.
Enfin, nous en avons trois qui portent plus haut les découvertes que les expériences précédents ont permis de faire en les transformant en remarques, axiomes et aphorismes d’un niveau plus élevé. Ceux-là, nous les appelons les Interprètes de la Nature. »
La dignité du réel est généralisé en conception du monde permettant la science, tel est le fond, malgré les imperfections. Malgré ses faiblesses (qui sont historiques), la Nouvelle Atlantide fait partie de la littérature, de la pensée que les communistes se doivent de connaître !