Haddock et Céline, la dimension sociale-féodale du personnage
Submitted by Anonyme (non vérifié)Le capitaine Haddock est un personnage clef dans l'univers de Tintin car il représente le contre-point idéal du « héros ». Haddock est un marin irascible et porté sur l'alcool là où Tintin sait toujours conserver son calme et se montre sobre en permanence – sauf à son corps défendant – quand il respire des vapeurs d'alcool dans « Les Crabes aux Pinces d'Or ». C'est justement dans ce même album que Tintin rencontre Haddock, capitaine alcoolique et totalement sous l'influence d'Allan, au point qu'il ne sait pas que son bateau transporte de l'opium.
Le capitaine Haddock, exubérant et excentrique, deviendra dès lors incontournable dans les aventures de Tintin.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Spielberg et Jackson ont choisi de rapprocher les intrigues du « Crabe aux Pinces d'Or » et du diptyque « Le Secret de la Licorne » / « Le Trésor de Rackham le Rouge » pour leur adaptation cinématographique car le capitaine Haddock y joue un rôle central.
C'est également dans le « Crabe aux Pinces d'Or » que l'on entend pour la première fois les longues tirades d'injures loufoques et atypiques qui sont la marque de fabrique d'Haddock.
Ces insultes n'ont aucune portée réaliste. En effet, il est rigoureusement impossible de traiter quelqu'un de « logarithme » ou d'« anacoluthe », mais les injures du capitaine Haddock sont avant tout des mots d'auteur ayant vocation à enrichir un imaginaire « merveilleux », selon la vision mystique défendue par Hergé.
Dans un ouvrage de 2004, Emile Brami rapprochait les bordées d'insultes proférées par Haddock du vocabulaire employé par l'écrivain fasciste Céline dans son pamphlet « Bagatelles pour un massacre ». L'emploi de mots commune ou de termes « savants » en guise d'insultes, comme « noix de coco », « zouave », « iconoclaste » ou encore « sapajou » (dans « L'Etoile mystérieuse », album suivant chronologiquement « Le Crabe aux Pinces d'Or ») ne peuvent tenir du hasard.
La date de publication du pamphlet correspond très bien à celle de l'apparition d'Haddock dans le « Crabe aux Pinces d'Or ». Robert Poulet, qui travaillait dans les pages du « Soir », journal collaborationniste dans lequel publiait Hergé pendant l'occupation de la Belgique, écrivit plusieurs articles sur « Bagatelles pour un massacre ». Robert Poulet est d'ailleurs resté un proche de Hergé et de Céline après la guerre et il est donc impossible que l'auteur de Tintin ait ignoré la publication de « Bagatelles pour un massacre » d'autant qu'il retrouvait des idées antisémites entrant en résonance avec les siennes et qu'il ne manquera pas d'exprimer en images (cf. nos deux précédents articles sur Tintin).
Une des plus énigmatiques insultes du capitaine Haddock prononcées dans le « Crabe aux Pinces d'Or », à savoir « tchouk-tchouk nougat », trouve également son explication dans le rapprochement avec Céline. En effet, Céline utilise le terme « nougat » dans le sens de « à la manque », ou plus grossièrement « à la con ». Il faut donc comprendre l'expression « tchouk-tchouk nougat » comme « tchouk-tchouk à la manque », le tchouk-tchouk désignant de manière péjorative et raciste un marchand ambulant originaire d'Afrique du Nord.
L'analogie entre l'écrivain fasciste Céline et Haddock ne fait aucun doute. Avec Céline, Hergé a les références de sa classe à son époque et il est frappant de voir que cette référence incontournable pour la bourgeoisie s'est banalisée à notre époque au point que la presse bourgeoise a multiplié les couvertures sur cet écrivain fasciste et se permet même des clins d'oeil appuyés. Par exemple, le titre d'un article du hors-série du Point et d'Historia, "Les personnages de Tintin dans l'histoire", est "Gran Chaco, massacre pour des bagatelles". On voit ici l'expression d'une référence culturelle de fond pour la bourgeoisie qui s'accompagne "naturellement" d'un anticommunisme rageur avec un chapitre intitulé "URSS, les affameurs du peuple" dans ce même numéro hors-série.
Outre l'analogie évidente avec Céline, il faut prendre en compte le personnage de Haddock dans toute sa dimension pour en comprendre tous les aspects réactionnaires. Ainsi, Haddock est un personnage qui correspond parfaitement à la culture « sociale-féodale » de classe bourgeoise dominante en France et en Belgique wallonne.
Le personnage de Haddock permet à Hergé d'exprimer son attirance pour la monarchie et l'aristocratie qui représentent symboliquement un monde encore « enchanté » où la mystique a toute sa place.
Haddock, dans « le Secret de la Licorne », se découvre l'héritier d'une lignée aristocratique. Son ancêtre François de Hadoque ayant caché un fabuleux trésor. Au passage, on voit que Hergé a voulu gommer toute ascendance anglo-saxonne que pouvait laisser supposer le nom de « Haddock ». Le capitaine Haddock s'installe ensuite au château de Moulinsart où il aspire à mener une vie aristocrate. On le voit aussi au début des « 7 boules de cristal » en véritable aristocrate aspirant à une vie mondaine, avec son monocle et la panoplie du cavalier (redingote, culotte de cheval, bottes et cravache).
Même s'il abandonne vite ses habits d'aristocrate, il restera au château de Moulinsart, en vivant de ses rentes, toujours avec Nestor à son service. Dans "L"affaire Tournesol", on a un aperçu du luxe de son mobilier : vase de Chine, miroir florentin, lustre de venise...
Le capitaine Haddock est en fin de compte un condensé de toute la culture bourgeoise dominante en France et en Wallonie, marqué par le social-féodalisme. Il représente un « homme ordinaire », « bon vivant» ayant un « destin aristocratique » tout en restant « proche du peuple ». Ce côté « paternaliste » de l'aristocrate, selon la vision sociale-fédodale, s'exprime dans "Les bijoux de la Castafiore" où Haddock invite les Bohémiens « dans une belle pâture près du château, au bord d'une petite rivière. » Cet album de Tintin se veut « progressiste » et anti-préjugés, mais il traduit en vérité la condescendance bourgeoise et catholique envers de « pauvres gens », comme le dit Tintin.
A travers ses injures, Hergé en fait aussi un « esthète » de la langue qui se complaît dans un formalisme d'élite. C'est d'ailleurs à travers ce personnage d'Haddock que Hergé a accédé au rang d'« auteur » et de référence de la culture bourgeoise.