Montaigne figure averroïste -7e partie : le néo-stoïcisme pour être maître du jeu
Submitted by Anonyme (non vérifié)Si les Essais de Montaigne sont si connus, ce n'est pas seulement parce qu'il fait l'éloge des politiques face aux factions. Il synthétise également leur style, en s'appuyant sur le stoïcisme. Cette philosophie de l'antiquité considère que le destin existe et est inévitable : on peut accepter les faits ou les refuser, ils n'en sont pas moins là, il faut faire avec. Tout semble donc relativement imprévisible dans une bonne mesure.
Ce qui compte par conséquent, c'est la vie intérieure, la conscience vertueuse, qui conçoit les choses bien, à défaut d'être en capacité de les réaliser. Le stoïcisme enseigne une certaine passivité, une logique de l'acceptation stoïque des événements sur lesquels on ne peut rien. Montaigne dis donc :
« Nous ne pouvons pas tout. En fin de compte, il nous faut bien souvent remettre entièrement notre vaisseau à la conduite du ciel, comme étant la dernière ancre dont nous disposions. »
On a là, donc, le reflet de la situation des guerres intestines telles que Montaigne appelle les guerres de religion de son époque. Tout semble tout le temps changer :
« La valeur de tout projet réside dans le temps : les occasions et les conditions roulent et changent sans cesse. »
Cependant, ce n'est pas tout, car, en fait, c'est là chez Montaigne la construction d'une logique de l'attente tactique, même s'il ne dit pas les choses ainsi. Il faut faire avec et tirer le meilleur parti des choses.
« Il faut apprendre à supporter ce que l’on ne peut éviter. Notre vie est composée de choses contraires, comme l’harmonie du monde de divers tons, doux et rauques, aigus et bas, faibles et forts.
Que pourrait bien dire un musicien qui n’aimerait que certains d’entre eux? Il faut qu’il sache les utiliser ensemble, et les combiner.
Il en est de même pour nous, avec les biens et les maux qui sont consubstantiels à notre vie. Notre être ne peut exister sans ce mélange, et les uns ne sont pas moins nécessaires que les autres. Vouloir se regimber contre cette nécessité naturelle, c’est imiter la folie de Ctésiphon qui essayait de faire avancer sa mule a coups de pied. »
Et une fois qu'on a accepté de se lancer dans la bataille, il faut assumer : les dés sont jetés. On a participé au destin à sa mesure, et tout se combine pour former la réalité :
« Toutes les affaires, une fois terminées, me laissent peu de regrets. Car l’idée qu’elles devaient de toute façon passer m’ôte toute peine : les voilà maintenant dans le grand cours de l’univers et dans l’enchaînement des causes stoïciennes. Votre pensée ne peut, ni par sa volonté, ni par son imagination, en modifier un élément sans que l’ordre des choses tout entier n’en soit bouleversé, et le passé et l’avenir. »
Montaigne, toutefois, souligne qu'il est bien hors de question de se lancer dans la bataille sur un coup de tête ou sans maîtrise de ses actes. On a chez lui un éloge non pas de l'aventurisme, mais bien de la politique appuyée par la réflexion et surtout la maîtrise de soi. Le paradoxe est que donc s'il y a un destin, pour autant il faut être comme le maître du jeu... C'est une contradiction évidente, qui ne s'explique que par le fait que Montaigne est un équivalent de Machiavel, qui enseigne à attendre le bon moment pour agir.
« Voyez comment, même dans les occupations vaines et futiles, comme au jeu d’échecs ou de la paume, et autres jeux semblables, le fait de s’engager à fond, ardemment, mû par un désir impétueux, plonge aussitˆ ot l’esprit et les membres dans l’agitation désordonnée et les rend incapables de discernement.
On s’éblouit, on s’empêtre soi-même. Celui qui, au contraire, attache moins d’importance au gain comme à la perte est toujours maître de lui ; moins il se pique au jeu, moins il se passionne pour lui, et plus il le mène de façon avantageuse et sûre. »
Reste à savoir comment juger, comment évaluer. Pour cela, Montaigne appelle à la morale du fonctionnaire d'Etat, au devoir. Le néo-stoïcisme est l'idéologie de la monarchie absolue, qui façonne ses cadres dans l'esprit du sacrifice au bien public. C'est l'Etat moderne qui s'annonce pratiquement ici.
Voici deux citations, respectivement de Sénèque et Cicéron, qu'utilise Montaigne :
« La récompense d’une bonne action, c’est de l’avoir faite. »
« Le fruit d’un devoir, c’est le devoir lui-même. »
Et voici comment il appelle à la conscience personnelle - et il faut noter qu'elle n'est pas définie religieusement - pour évaluer ses propres actes :
« Qui, sinon le malhonnête et le menteur, est sensible
à la fausse louange et craint la calomnie? [Horace]Voilà pourquoi tous ces jugements fondés sur des apparences extérieures sont extrêmement incertains et douteux. Il n’est pas de témoin plus sûr que chacun pour soi. »
Montaigne veut ni plus ni moins que la France prenne Romme comme modèle, avec son appareil d'Etat formant une fin en soi. Voici aussi ce qu'il dit sur les philosophes majeurs de la Rome idéalisée par Montaigne : Cicéron (-106 - -43), Sénèque (-4 - 65) et Plutarque (46 - 125).
Voici comment Sénèque et Plutarque sont valorisés par Montaigne.
« Quant à mon autre leçon, qui mêle un peu plus de fruit au plaisir, par où j’apprends à ranger mes opinions et conditions, les livres qui m’y servent, c’est Plutarque, dépuis qu’il est François [traduit en français], et Seneque.
Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche, y est traitée à pièces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, de quoi je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque et les Epîtres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs écrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprise pour m’y mettre, et [je] les quitte où il me plaît. Car elles n’ont point de suite et dependance des unes aux autres.
Ces auteurs se rencontrent en la plus part des opinions utiles et vraies : comme aussi leur fortune les fit naître environ [le] même siecle : tous deux précepteurs de deux Empereurs Romains : tous deux venus de pays étranger [les actuelles Grèce et Espagne] : tous deux riches et puissants. Leur instruction est de la crème de la philosophie, et presentée d’une simple façon et pertinente.
Plutarque est plus uniforme et constant : Seneque plus ondoyant et divers. Cettuy-cy se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la faiblesse, la crainte, et les vicieux appetits : l’autre semble n’estimer pas tant leur effort, et dédaigner d’en hâter son pas et se mettre sur sa garde.
Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la societé civile : l’autre les a Stoïques et Epicurienes, plus éloignées de l’usage commun, mais selon moi plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paroist en Seneque qu’il prête un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps : car je tiens pour certain, que c’est d’un jugement forcé, qu’il condamne la cause de ces généreux meurtriers de César : Plutarque est libre par tout. Sénèque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses.
Celuy là vous eschauffe plus, et vous émeut, cestuy-cy vous contente d’avantage, et vous paie mieux : il nous guide, l’autre nous pousse. »
Voici comment Montaigne présente Cicéron.
« Quant à Cicéron, les ouvrages, qui me peuvent servir chez lui à mon dessein, ce sont ceux qui traitent de la philosophie, spécialement morale. Mais à confesser hardiment la verité (car puis qu’on a franchi les barrieres de l’impudence, il n’y a plus de bride) sa façon d’écrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses préfaces, définitions, partitions, etymologies, consument la plus part de son ouvrage. Ce qu’il y a de vif et de moüelle [d'essentiel], est estouffé par ces longueries d’apprêts.
Si j’ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup pour moi, et que je r’amentoive ce que j’en ai tiré de suc et de substance, la plus part du temps je n’y trouve que du vent : car il n’est pas encore venu aux arguments, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le neud que je cherche.
Pour moi, qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus savant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristotéliques ne sont pas à propos. Je veux qu’on commence par le dernier point : j’entends assez que c’est que mort, et volupté, qu’on ne s’amuse pas à les anatomiser. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d’arrivée, qui m’instruisent à en soutenir l’effort.
Ni les subtilités grammairiennes, ni l’ingénieuse contexture de paroles et d’argumentations, n’y servent : Je veux des discours qui donnent la premiere charge dans le plus fort du doute : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l’école, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encores un quart d’heure après, assez à temps, pour en retrouver le fil.
Il est besoin de parler ainsi aux juges, qu’on veut gagner à tort ou à droit, aux enfants, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu’on s’emploie à me rendre attentif, et qu’on me crie cinquante fois,
Or oyez, à la mode de nos Héraux. Les Romains disaient en leur religion, Hoc age : que nous disons en la nôtre, Sursum corda, ce sont autant de paroles perdues pour moi. J’y viens tout preparé du logis : il ne me faut point d’allèchement, ni de sauce : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m’aiguiser l’appétit par ces préparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit. »