La paupérisation selon Marx : la signification de la polémique franco-italienne

En 1961, Maurice Thorez publiait un ouvrage intitulé « La paupérisation des travailleurs français », la couverture se voyant barré d’une inscription où on lisait : « une tragique réalité ». Les textes consistaient en l’assemblage d’articles écrits par Maurice Thorez entre 1955 et 1957.

Cet ouvrage est à la fois le produit du révisionnisme d’après 1945 et la base théorique pour toute la réflexion révisionniste dans la seconde partie du 20e siècle. C’est la véritable théorisation de l’inscription de la lutte réformiste dans les institutions, au nom d’une prétendue paupérisation générale.

Le décalage par rapport aux thèses de Karl Marx est ici très clair ; il ne s’agit pas d’une négation de la thèse de Karl Marx, mais d’une relecture procédant à une révision. Ainsi, dans l’article La situation économique de la France (Mystifications et réalité), en date du 25 janvier 1955, Maurice Thorez témoigne qu’il a bien compris les deux aspects de la question de la paupérisation :

« On dit que la Sécurité sociale s’est développée. Mais on devrait aussi constater que les accidents, les maladies, le chômage, etc., tous les maux auxquels elle doit servir de palliatif, se sont accentués.

Il ne faut pas oublier que, si la bourgeoisie introduit un certain nombre de mesures de protection de la santé des travailleurs, elle ne le fait que sous la pression des masses. Et ensuite elle s’efforce d’en profiter pour accroître l’intensité du travail.

Ce qui, naturellement, conduit à une aggravation nouvelle des conditions de santé : souvent, en effet, les mesures sanitaires et sociales sont plus que compensées par le renforcement du taux d’exploitation, et le résultat final est négatif. »

Voici un autre exemple de perspective intéressante dans la saisie des deux aspects, qu’on trouve dans l’article Nouvelles données sur la paupérisation (Réponse à Mendès France), en août 1955 :

« Reste le luxe de l’auto, accessible, dit-on, à la classe ouvrière. En réalité, l’automobile est souvent une nécessité aux États-Unis, comme le vélo en Hollande, comme, de plus en plus, le scooter dans la région parisienne.

L’ouvrier américain qui achète une voiture d’occasion obéit à deux raisons : d’abord, il travaille en règle générale très loin de son domicile ; d’autre part, la totalité des transports est entre les mains de sociétés privées, qui se soucient beaucoup plus des intérêts de leurs actionnaires que ceux du public. »

Cependant, Maurice Thorez considère qu’il y a simplement modification des formes de consommation, pas élargissement de la consommation.

Dans le même article, il soutient que le niveau de vie des années 1950 est inférieur à précédemment ; il ne constate pas de croissance réelle des forces productives. C’est là la clef de la pensée de Maurice Thorez dans les années d’après-guerre, et c’est ce qui le fait dire dans son discours de clôture au Comité central du Parti Communiste français, le 27 janvier 1955 :

« Une deuxième loi marxiste, celle de l’accumulation du capital, enseigne que la classe ouvrière ne peut échapper, sous le capitalisme, à la paupérisation relative et absolue.

Cette loi, elle aussi, a été niée obstinément surtout par les dirigeants socialistes, dont toute la politique de conciliation des classes repose sur le mensonge d’une amélioration régulière de la condition des ouvriers.

Mais les faits sont têtus : les faits montrent que le salaire horaire du métallurgiste parisien a baissé de moitié depuis 1938. Le nombre des ouvriers qualifiés diminue. Les salaires additionnés de tous les membres de la famille, femmes et enfants compris, représentant à peine ce que le père touchait à lui seul autrefois.

Les loyers augmentent sans arrêt, beaucoup d’ouvriers sont condamnés au taudis. Les travailleurs de Paris mangent moins de viande que sous le Second Empire. »

Le même constat est fait, dans l’article Encore une fois la paupérisation !, paru dans les Cahiers du communisme en octobre 1957 :

« En Allemagne occidentale, la paupérisation de la classe ouvrière s’affirme parallèlement à la concentration du capital. Le coût de la vie s’élève. La rationalisation capitaliste, le perfectionnement des méthodes techniques d’exploitation aggravent chaque jour les conditions de travail (…).

Quant au gouvernement de Londres, on se rappelle qu’il avait promis de doubler le niveau de la population en vingt-cinq ans ! Pourtant, les faits ont parlé un tout autre langage (…). Aux États-Unis, les indices de ralentissement de l’activité économique se multiplient (…).

Un autre procédé polémique consiste à faire appel à l’armée des acheteurs de scooters et de machines à laver !

Outre que l’on comprend parfaitement la volonté d’une classe ouvrière formée dans les conditions historiques modernes de bénéficier du progrès technique, l’œuvre de ses mains, ne voit-on pas surtout qu’il s’agit ici d’un besoin objectif, d’un élément objectif du niveau de vie dû à certaines conditions matérielles ?

Autrefois, les ouvriers du bâtiment pouvaient acheter en banlieue un lopin de terre sur lequel ils bâtissaient le dimanche leur petite maison, à proximité des zones d’expansion urbaine et de travail.

Aujourd’hui, ils n’ont plus, pour la plupart, les moyens de le faire, mais en revanche le vélomoteur leur est nécessaire pour couvrir les longs trajets qui séparent leur domicile de leur chantier (…).

Il est bien évident que pour renouveler la force de travail, la quantité des moyens de consommation objectivement nécessaires est plus grande aujourd’hui qu’il y a cent ans !

Même les trois semaines de congé payé sont-elles autre chose qu’une nécessité vitale en fonction de l’intensification du travail et de l’usure physiologique grandissante ? (…)

Le président du Parti communiste américain, le camarade William Z. Foster, a écrit dans son article reproduit au numéro 1 des Cahiers du Communisme, en janvier de cette année, que « le jeu de la loi de paupérisation des masses peut être vérifié aux États-Unis, pays tant vanté de la « prospérité » capitaliste. »

On s’étonne qu’une note discordante figure dans l’article publié, au numéro de janvier-février de Rinascita, la revue politique et culturelle de notre parti frère d’Italie, sous le titre : « La voie italienne au socialisme, origines et traits de notre politique. »

Le camarade Spano écrit : « La question de la paupérisation absolue et relative de la classe ouvrière en régime capitaliste est posée par les camarades français comme une loi catégorique, immuable, mais par les camarades italiens et, croyons-nous, par Marx, elle est posée comme une loi de tendance.

En tirant avec une stricte logique toutes les conséquences politiques de la façon de poser le problème qu’adoptent les camarades français, on devrait conclure à l’impossibilité pour la classe ouvrière de réaliser aucune conquête dans le cadre de la société capitaliste, à la nécessité pour la classe ouvrière de poser chacune de ses revendications en termes de rupture révolutionnaire pour la conquête du pouvoir. »

Ainsi, le camarade Spano, après beaucoup d’autres [appartenant par contre aux socialistes], reproche à notre Parti de concevoir les effets de la paupérisation comme quelque chose d’immuable, quelque chose contre quoi la classe ouvrière ne pourrait rien tenter (…).

Il dit textuellement qu’au sujet de la paupérisation comme des nationalisations, « les camarades français prennent des positions qui les confinent dans une fonction de pure propagande. »

A vrai dire, reconnaît-il, les communistes français sortent parfois de la propagande pour agir, mais c’est simple illogisme de leur part ! »

De fait, le Parti Communiste italien rejettera la thèse de la paupérisation, pour celle de l’amélioration permanente de la situation des masses au moyen l’institutionnalisation. Le Parti Communiste français fera de même, mais avec une institutionnalisation qu’il prétendra réfuter, au nom de la thèse – maintes fois reformulées – de Maurice Thorez sur la paupérisation.

Le Parti Communiste italien est ainsi apparu, en 1968, déjà comme le partisan de l’institutionnalisation, permettant une vraie réflexion sur le capitalisme moderne et l’affirmation de l’autonomie prolétaire.

En France, par contre, le Parti Communiste français maintenant une fausse aura d’opposant, maintenant son ancrage dans la société française, lui permettant de maintenir son existence après 1989, au contre du Parti Communiste italien. Par la thèse sur la paupérisation, le Parti Communiste français a su se placer comme force « sociale » opposée à la pauvreté, se transformant ainsi en appendice de gauche du réformisme modernisateur.

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