Ludwig Feuerbach et le matérialisme : «Spinoza est le Moïse des libres penseurs et des matérialistes modernes»


Georg W.F. Hegel, nous l’avons vu, accorde une grande place à Baruch Spinoza dans la philosophie moderne ; Ludwig Feuerbach fait de même. « Spinoza est en fait l’auteur originel de la philosophie spéculative moderne », dit-il dans ses Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie.

Comme chez Georg W.F. Hegel, Baruch Spinoza est celui qui a assumé la totalité, mais qui a réussi à faire dégager l’horizon religieux encombrant cette perspective. Son panthéisme est l’intermédiaire entre la conception passée de l’univers au matérialisme.

D’ailleurs, à l’époque les anti-matérialistes avaient tout à fait compris les conséquences de la démarche de Baruch Spinoza. Ludwig Feuerbach explique ainsi ce mouvement général aboutissant forcément au matérialisme :

« Le « panthéisme » est la conséquence nécessaire de la théologie (ou du théisme) – la théologie conséquente ; « l’athéisme » la conséquence nécessaire du « panthéisme » – le « panthéisme » conséquent. »

Et dans Principes pour la philosophie du futur, Ludwig Feuerbach y explique que :

« Le panthéisme est la négation de la théologie théorique, l’empirisme est la négation de la théologie pratique – le panthéisme nie le principe, et l’empirisme, les conséquences de la théologie. »

« Le panthéisme est l’athéisme théologique, le matérialisme théologique, la négation de la théologie, mais lui-même sur le point de vue que la théologie. »

Baruch Spinoza a assumé la question de la totalité, mais a rejeté le concept traditionnel de « Dieu », il a a donc appelé à regarder la totalité, et non plus Dieu ; en cela, il suit directement Averroès et rejette le principal penseur juif, Maïmonide, dont l’interprétation d’Aristote va à l’opposé de celle d’Averroès.

Baruch Spinoza a donc joué un rôle essentiel, il a été celui qui a annoncé la démarche matérialiste ouverte, ce que Ludwig Feuerbach formule ainsi :

« Spinoza a tapé de manière extrêmement juste avec sa déclaration paradoxale : Dieu est un être étendu, c’est-à-dire matériel.

Il a trouvé, pour son époque du moins, la véritable expression philosophique pour la tendance matérialiste de l’époque nouvelle ; il l’a légitimé, il l’a sanctionné : Dieu lui-même est un matérialiste. La philosophie de Spinoza était elle-même une religion, lui un personnage.

Le matérialisme ne se situait pas, comme tant d’autres, en contradiction avec la conception d’un Dieu immatériel, anti-matérialiste, qui de manière conséquente fait comme devoir aux êtres humains des tendances et des occupations célestes ; car Dieu n’est rien d’autre que l’image originale et l’image modèle de l’être humain : comment et ce que Dieu est, l’être humain devrait être cela et de la même manière, et l’être humain veut être cela et de la même manière, ou tout au moins il espère l’être au moins à l’avenir.

Mais ce n’est que où la théorie ne nie pas la pratique, et la pratique pas la théorie, qu’il y a le caractère, la vérité et la religion.

Spinoza est le Moïse des libres penseurs et des matérialistes modernes. »

Telle est l’importance de Baruch Spinoza. Il a renversé la théologie, en faisant de la matière un attribut de Dieu, et donc Dieu la nature ; en faisant cela, il a rétabli la dignité de la matière, car elle lui a donné la dignité de Dieu lui-même :

« Une philosophie qui n’a aucun principe passif en soi, une philosophie, qui spécule sur l’existence sans temps, sur l’existence sans durée, sur la qualité sans sensation, sur l’être sans être, sur la vie, sans vie, sans chair et sans sang – une telle philosophie, comme surtout celle de l’Absolu, a nécessairement, de par sa dimension tout à fait unilatérale, l’empirisme comme contraire.

Spinoza a ainsi fait de la matière un attribut de la substance, mais pas en tant que principe de la souffrance, mais, précisément parce qu’elle ne souffre pas, car elle est un unique, indivisible, infinie, parce que, dans la mesure où elle a justement les mêmes définitions que l’attribut de la pensée qui lui a fait faire face, parce qu’elle est une matière abstraite, une matière sans matière, tout comme l’être de la logique hégélienne est l’être de la nature et de l’être humain, mais sans être, sans nature, sans être humain. »

Thèses provisoires en vue d’une réforme de la philosophie

Ludwig Feuerbach peut alors dire : supprimons le concept de Dieu de Baruch Spinoza, et on pourra faire face à la matière. Telle est sa contribution historique : avoir saisi la dimension de ce que portait Baruch Spinoza, et revendiquer la nature à la place de « Dieu », et sans utiliser le concept de « Dieu » qui n’a été qu’une fantasmagorie pour tenter de comprendre l’univers.

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