L’anti-Dühring d’Engels : «sans esclavage antique, pas de socialisme moderne»

Nous avons vu que Eugen Dühring raisonnait en terme de vérités « éternelles » et qu’il s’appuyait sur l’esclavage pour tenter d’expliquer l’existence de la bourgeoisie. Il y a ici un point très important, car le matérialisme dialectique considère que le passage d’un mode de production à un autre est inévitable.

Or, justement, l’anticapitalisme romantique réfute cela. Historiquement, les variantes d’anticapitalisme romantique ont toujours combattu le matérialisme dialectique en affirmant que des formes anciennes, dépassées, étaient justement modernes, aboutissant au socialisme.

C’est le principe du romantisme, qui exprime la négation de la dimension progressiste historique du capitalisme, en prétendant que le moyen-âge, voire d’autres périodes précédentes, contiendraient les germes réels du socialisme.

La première édition de l’anti-Dühring.

C’est de fait la base des populistes russes ayant critiqué les bolcheviks, mais également de tous les courants « nationaux-révolutionnaires », qui expliquent qu’une nation aurait été parasitée alors que ses conceptions sociales étaient progressistes, voire pratiquement socialistes, de manière « naturelle ». Ce principe « national-révolutionnaire » existe aussi bien avec des nations réelles, comme l’Allemagne avec l’idéologie du « national-socialisme », qu’avec des nations fictives, notamment en France avec la Bretagne ou l’« Occitanie ».

Voici, à l’inverse de l’idéalisme, comment Friedrich Engels traite de cette question de l’esclavage réel qui a existé de par le passé, loin de cet « esclavagisme » utilisé comme concept moderne.

« Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs; sans esclavage, pas d’Empire romain.

Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis.

Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions.

Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès.

C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie.

Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie.

Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile.

La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques.

La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage.

Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir (…).

Si donc M. Eugen Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. »

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